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Full text of "Histoire de Cavelier de La Salle; exploration et conquête du bassin du Mississippi d'apres les lettres de La Salle, les relations présentées à Louis XIV en son nom, les relations de plusieurs de ses compagnons de voyage, les actes officials et autre documents contemporains"

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THE UNIVERSITY 

OF ILLINOIS 

LIBRARY 

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ILLINOiS HSSïORiCAL SURVEY 



HISTOIRE 



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CAVELIER DE LA SALLE 



LIBRARy 

OF THE 

UNIVERSITY OF ILLINOIS 

HISTOIRE 



DE 



ejlVELlEI? DE L/l ^M 



EXPLORATION ET CONQUÊTE 



BASSIN DU MISSISSIPI 

D'après les Lettres de La Salle. 

les Relations présentée» à Louis XiV en son nom. les Relations 

de plusieurs de ses compagnons de voyage 

les Actes ofllclels et antres Documents contemporains 



» PAR 



P. CHESNEL 

Professeur Agrégé de VUnwersité 




PARIS 

Cibrairic Îjcô cinq partiee ÎJu iH^^nde 

J. MAISONNEUVE, ÉDITEUR 

3, Rue du Sabot, PARIS (VI') 
1901 



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^ 



JEAN MAiSONNEUYE k FILS 

LIBRAIRES-ÉDITEURS 

3, RUP DU SABOT, 3 

PAhIS (Vie) 



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1.IBRARY 

OF THE 

UNIVERSITY OF ILLINOI? 



J 






HISTOIRE 



DE 



CAYELIER DE LA SALLE 



I 
Robert Cavelier de La Salle. — A Montréal. 

r. Robert Cavelier de La Salle et sa famille. — Chez les Jésuites. — 
K Départ pour le Canada. — L'ile de Montréal. — Les Sulpiciens à 
Montréal. — Rivalité des Sulpiciens et des Jésuites au Canada. 
Les Iroquois. — Inauguration d'une nouvelle politique au 
Canada. — Robert Cavelier à Montréal : il y fonde un établis- 
sement. — Ses projets et ses préparatifs. — L'intendant Talon 
favorise les voyages et découvertes. — Une combinaison peu 
heureuse. 

Robert Cavelier de La Salle est né à Rouen, dans 

la paroisse de St-Herbland, probablement rue de la 

Grosse-Horloge ; son acte de baptême porte la 

date du 22 novembre 1643 ; son père y est simple- 

c ment qualifié « d'honorable homme » ; c'était un riche 

marchand en gros, qui était en même temps o Maî- 

V tre de la Confrérie de Notre-Dame i. Il s'appelait 

N Cavelier tout court, ainsi que son frère, Henri, éga- 

^ lement gros aégociant de Rouen. Il eut trois fils : 

^ l'abbé Jean Cavelier, l'aîné, dont nous aurons sou- 

§ vent à reparler ; Robert, le héros de cette histoire, 

T^et Nicolas, qui fut avocat et mourut jeune ; il eut 



r 



b HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

aussi une fille, qui épousa Nicolas Crevel, conseiller 
du roi et maître des comptes à Rouen (1). Le nom de 
La Salle, sous lequel le jeune Robert fut anobli, 
paraît avoir été celui d'un domaine que la famille 
possédait aux environs de Rouen. 

Robert Cavclier fit ses études au collège des 
Jésuites de sa ville natale, devenu depuis le Lycée 
Corneille. Sur le désir exprimé par son père, il 
entra ensuite, comme novice, dans la compagnie de 
Jésus, sans doute avec rarrière-pensée de se faire 
envoyer en mission dans les pays lointains : il con- 
ciliait ainsi l'obéissance filiale avec la passion, innée 
en lui, des voyages et des aventures. Mais d'un 
caractère entier, fier et indépendant, il comprit bien 
vite qu'il n'avait ni la souplesse, ni la docilité néces- 
saires pour faire un bon Jésuite et, à la mort de son 
père, il reprit sa liberté, avant d'avoir prononcé ses 
vœux. 

Il fut néanmoins déclaré déchu de ses droits à 
l'héritage paternel, en vertu de lois alors existantes, 
établies dans le but d'empêcher que les familles ne 
fussent troublées, dans la jouissance de leurs biens, 
par les revendications de collatéraux, qui, après 
s'être voués à la vie religieuse et avoir fait vœu de 
pauvreté, rentraient ensuite dans le monde. A titre 
de pension alimentaire, ses frères et sa sœur s'enga- 
gèrent à lui servir une rente, de 300 livres suivant 
les uns, de 400, d'après les autres. C'était bien peu, 

(I) Ce Nicolas Crevel fut le père de Crevel de Moranger, dont il 
sera question plusieurs fois à la fin de celle histoire. 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 7 

et d'ailleurs La Salle n'était pas plus fait pour la vie 
bourgeoise que pour la vie religieuse : son tempéra- 
ment ardent, son humeur aventureuse, son caractèro 
chevaleresque, non moins que l'ambition et Tamour 
de la gloire, le poussaient aux grandes entreprises. 
11 se fit verser par sa famille le capital de sa rente et 
s'embarqua pour le Canada ou Nouvelle-France. 

A 200 kilomètres en amont de Québec, le Saint- 
Laurent reçoit, par un vaste estuaire, les eaux de 
son principal tributaire, l'Ottawa, ou plutôt un3 par- 
tie de ses eaux : car une autre partie s'écoule par un 
bras qui s'en détache, un peu au-dessus du con- 
fluent, et qui, après avoir suivi longtemps une voie 
presque parallèle à celle du Saint-Laurent, dan3 la 
direction du nord-est, finit par rejoindre le grand 
fleuve canadien : c'est le largo delta ainsi formé 
qu'on a appelé l'île de Montréal, du nom d'une mon- 
tagne qui s'élève au milieu et que Cartier avait bap- 
tisée Mont Royal. Champlain, qui fit le tour de cette 
île, reconnut sa situation avantageuse et y fonda un 
établissement, en 1611. Elle n'eut longtemps d'autre 
habitation qu'un comptoir fortifié et d'autres habi- 
tants que les employés des diverses compagnies 
auxquelles les rois de France concédèrent successive- 
ment le monopole du commerce dans la Nouvelle- 
France et même la propriété du sol. En retour, ces 
compagnies s'engageaient à y faire passer et à y 
entretenir des missionnaires, pour propager la foi 
chrétienne, ainsi que des colons, pour défricher les 
terres. Celle des Cent Associés, fondée par Riche. 



« HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

lieu lui-même et qui donna d'abord les plus belles 
espérances, ne réussit pas mieux que les précéden- 
tes à peupler le Canada. Craignant d'être dépossé- 
dée, elle fit des concessions de terrains à des parti- 
culiers, qui se substituaient à elle dans ses privilè- 
ges, mais aussi dans ses charges. C'est ainsi que 
M. de Lauson, qui fut plus tard gouverneur du Ca- 
nada, obtint la propriété de l'île entière de Montréal. 
Impuissant à remplir ses engagements, il la rétro- 
céda à une Société qui venait de se former, sous le 
nom de «, Société de Montréal ., à l'instigation d'un 
membre influent du. clergé français, l'abbé Olier. 
Deux ans après, en 1642, Olier compléta son œuvre 
en fondant l'Ordre dit de Saint-Sulpice, pour les jeu- 
nes prêtres qui désiraient se consacrer aux missions 
étrangères. Pour plus de garanties, les « associés 
de Montréal » firent ratifier la cession par la compa- 
gnie des Cent et la firent approuver par le roi ; ils 
devenaient seuls propriétaires et seigneurs de l'île, 
avec le droit de disposer des terres comme ils l'en- 
tendraient, de rendre la justice et de nommer les 
gouverneurs : pour coloniser l'île, ils y envoyèrent, 
dès 1642, une « recrue », sous les ordres de Maison- 
neuve. C'est alors que fut fondée, sur remplacement 
déjà choisi par Champlain, la bourgade de Villema- 
rie, qui, est devenue la splendide cité actuelle de 
Montréal. Ses commencements furent difficiles : elle 
avait à se défendre contre les attaques d'ennemis 
implacables et les trahisons d'alliés perfides; heu- 
reusement, elle ne fut pas abandonnée par les Asso- 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 9 

ciés de Monti'éal : presque tous aussi riches que 
pieux, donnant leur argent sans compter et sans 
arriére-pensée de lucre, pour la plus grande gloire 
de Dieu et la propagation de la foi, ils envoyèrent 
des outils, du blé, des provisions de toutes sortes et 
de nouvelles « recrues » ; l'une d'elles, celle de 1653, 
se composait de 100 hommes, qui furent bientôt 
rejoints par des jeunes filles de France, destinées à 
devenir leurs épouses. Pour assurer la sécurité des 
travailleurs, on construisit dans les champs des mai- 
sons fortifiées et des redoutes. Villemarie fut dotée 
d'une église ; l'hôpital fut restauré et agrandi ; la 
chétive bourgade d'autrefois prit peu à peu l'aspect 
d'une jolie petite ville, coquettement assise au pied 
du mont Royal, sur le bord du Saint-Laurent. En 
1657, l'abbé de Queylus et trois autres prêtres de 
Saint-Sulpice vinrent s'y installer, et, quelques 
années plus tard, les Associés de Montréal, qui 
n'avaient pas oublié les véritables intentions de 
l'abbé Olier, se désistèrent de leurs droits en faveur 
du séminaire de Saint-Sulpice. La donation, faite le 
9 mars 1663, fut ratifiée, le 31 suivant, dans une 
assemblée générale des Sulpiciens. 

Ceux-ci, une fois établis à Montréal, espéraient 
rayonner de là sur tout le Canada ; mais ils se heur- 
tèrent à l'hostilité des Jésuites, qui travaillaient 
depuis longtemps à accaparer la colonie, dans 
l'espoir d'y fonder, comme leurs confrères d'Espa- 
gne au Paraguay, une sorte de république théocra- 
tique dont ils auraient été les chefs : se servir de la 



lO HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

religion pour arriver au pouvoir, puis mettre le pou- 
voir au service de la religion, tel était leur plan. 
Après avoir suivi attentivement, dans l'ombre et le 
silence, les progrès de la colonie naissante, ils 
n'avaient pas tardé à intervenir ouvertement. Déjà, 
sous Henri IV, ils avaient fait suspendre le privilège 
d'une compagnie, à la tête de laquelle était le protes- 
tant de Monts, sous prétexte qu'elle n'avait pas réussi 
à faire un seul chrétien. Le successeur de de Monts, 
Poutnncourt^ emmena avec lui un prêtre catholique 
et, trois semaines après son arrivée, fît baptiser 21 
sauvages. Il croyait ainsi échapper aux reproches 
encourus par son prédécesseur : comme il se trom- 
pait ! Les Jésuites crièrent au sacrilège : « Baptiser 
i des sauvages avant de les avoir instruits, n'était- 
« ce pas se moquer de la religion ! » Leur but était 
de faire interdire l'accès du Canada, non seulement 
aux Protestants, mais encore au clergé séculier. Mais 
la compagnie, qui se défiait d'eux, leur préféra des 
Récollets. Ceux-ci, n'ayant pas obtenu les résultais 
qu'ils espéraient, attribuèrent leur insuccès à la pau- 
vreté de leur Ordre et invitèrent les Jésuites, riches 
et rentes, à se joindre à eux : ils allaient au-devant, 
de leurs secrets désirs. Ce fut un jeu pour les Jésui- 
tes de se faire agréer par le roi Louis XIII et par le; 
duc de Ventadour, alors lieutenant-général de la; 
Nouvelle-France. Cinq de leurs membres passèrent^ 
aussitôt l'Océan, et bientôt après, en 1627, RicheHeu- 
fondait — nouveau succès pour eux — sa fameuse^ 
compagnie des Cent, qui, composée exclusiverment 



HISTOIRE DE CAVELIER DR LA SALLE TI 

de catholiques, s'engageait à ne faire passer que des 
catholiques en Amérique. Mais en 1629, les Anglais 
envahirent le Canada et emmenèrent prisonniers 
Récollets et Jésuites. La paix signée, les Jésuites se 
hâtèrent de reprendre le chemin de l'Amérique et, 
une fois réinstallés dans la colonie, ils intriguèrent 
pour en faire interdire l'accès aux Récollets, qui no 
demandaient, eux aussi, qu'à y rentrer. Leur nom- 
bre augmenta rapidement. Dés 1635, on en comptait 
35, répartis dans six résidences. Ils triomphaient 
déjà, quand l'abbé Olier traversa leurs desseins, en 
fondant successivement la Société de Montréal et 
l'Ordre de Saint-Sulpice : comme on l'a vu plus 
haut, la Société acquit l'île de Montréal ùt l'Ordre y 
envoya peu après des missionnaires. Lorsqu'il fut 
question d'établir un évêché au Canada, l'archevêque 
de Rouen, d'accord avec le clergé national, qui 
avait peu de sympathies pour les disciples de 
Loyola, mit en avant le nom de l'abbé de Qucylus, 
le plus en vue de ces missionnaires. Les Jésuites 
parèrent le coup et même manœuvrèrent si habile- 
ment auprès du cardinal Mazarin, de la pieuse Anne 
d'Autriche et du pape, que ce fut une de leurs créa- 
tures, François de Laval de Montmorency, qui fut 
nommé, non pas évêque, mais simplement, ce qui 
n'était pas d'ailleurs pour leur déplaire, vicaire 
apostolique de la Nouvelle-France. Ce prélat, très 
autoritaire et qui se plaisait à répéter qu'un évoque 
peut tout ce qu'il veut, n'eut pourtant d'autres 
volontés que celles des Jésuites, qu'il savait tout 



12 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

puissants auprès du Saint-Siège : par lui, ils devien- 
nent les maîtres des gouverneurs eux-mêmes, que 
la Cour invite à partager le pouvoir temporel avec le 
représentant de l'Eglise et qui, en cas de conflit, 
sont sacrifiés, comme d'Avaugour et d'Argenson, 
ou réduits, comme le pieux de Mézy, menacé 
d'excommunication par le prélat, à solliciter leur 
médiation. Tout plie sous leur volonté : ils se font 
attribuer le monopole du commerce des boissons 
fortes avec les sauvages, source de gros bénéfices, 
et Laval menace des foudres de l'Eglise quiconque 
osera leur faire concurrence; de plus, il s'oppose au 
retour des Récollets et persécute les Sulpiciens 
« pour les dégoûter du Canada » ; l'abbé de Queylus 
est expulsé manumililari et défense est faite aux prê-, 
très du séminaire de Montréal d'exercer les fonctions 
de leur ministère en dehors de l'île : tout pour les, 
Jésuites et par les Jésuites : telle était la devise du 
vicaire apostolique. 

Tandis que ce dernier et le gouverneur passaient 
le meilleur de leur temps à se chicaner, le plus sou- 
vent pour de simples questions de préséance, ce qui 
donnait lieu, jusque dans l'église de Québec, à des 
scènes dignes d'être immortalisées par l'auteur du 
Lutrin, la colonie se trouvait réduite aux abois : elle 
souffrait non seulement du joug des Jésuites, mais 
encore des incursions presque continuelles des Iro- 
quois, ses ennemis héréditaires, depuis le jour où 
Champlain, prenant parti contre eux pour les Hurons 
et les Algonquins, leur avait fait envoyer quel- 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE l3 

ques décharges de mousqueterie qui firent mer- 
veille. Le premier moment de stupeur passé, les 
Iroquois reprirent courage ; ils jurèrent de se ven- 
ger et ne furent que trop fidèles à leur serment. 
Ils occupaient au sud du Saint-Laurent une large 
bande de territoire s'étendant de PHudson au lac 
Erié, et étaient répartis en cinq natioiîs ou tribus, 
indépendantes les unes des autres, mais étroitement 
unies par la communauté d'origine et d'intérêts, et 
toujours prêtes à se soutenir les unes les autres : 
chaque tribu se composait de deux ou trois villa- 
ges, dont les plus importants ne comptaient guère 
que 120 ou 150 cabanes. L'autorité appartenait aux 
anciens, qui se réunissaient en conseil pour déhbé- 
rer sur les affaires importantes. Le culte des ancê- 
tres était en honneur parmi eux ; très attachés à 
leurs parents, ils croyaient que le plus sacré de leurs 
devoirs était de venger ceux des leurs qui étaient 
tombés sous les coups des ennemis. Avec la chasse 
et la pêche, la guerre était la principale occupation 
des hommes, qui laissaient aux femmes le soin de 
cultiver un peu de terre autour des villages, d'y 
semer et d'y récolter du maïs. Ils se vantaient de 
« manger » une nation par an, et l'expression n'était 
que trop juste, car ils se faisaient un régal de la 
chair des ennemis^ tombés morts ou vivants entre 
leurs mains. Manœuvrant leurs légers canots 
d'écorce avec une habileté incroyable ou glissant 
légèrement sur la neige, à l'aide de raquettes, ils 
allaient porter la guerre à plusieurs centaines de 



l4 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

lieues de leur paya. Leur force physique égalait leur 
agilité et leur endurance surpassait tout ce que Ton 
peut imaginer : ils étaient capables de rester plu- 
sieurs jours sans boire ni manger ; avec cela très 
braves, se riant des périls, ne craignant ni la souf- 
france, ni la mort. On comprend qu'ils furent pour 
notre colonie des adversaires terribles, surtout lors- 
que, grâce aux bons soins des Anglais et des Hol- 
landais, ils purent remplacer par. des armes à feu 
leurs arcs et leurs matraques. Politiques perfides, 
non moins que guerriers intrépides, ils donnèrent à 
des traités, d'ailleurs peu clairs, l'interprétation qui 
s'accordait le mieux avec leurs intérêts et leur désir 
de vengeance ; pendant qu'ils nous amusaient par 
des protestations d'amitié, ils exterminaient nos 
alliés, les Algonquins et les Hurons, dont ils osè- 
rent même poursuivre les tristes restes jusque dans 
les murs de Québec, sous les yeux des habitants ter- 
ritiés et du gouverneur impuissant. Le fort des 
Trois-Rivières, bâti à trente lieues au-dessus de 
Québec, faillit à plusieurs reprises être détruit par 
eux : dans une rencontre ils tuèrent même le gou- 
verneur avec quinze colons. Mais ce fut surtout 
Montréal qui eut à souffrir de leurs incursions : ils 
abordaient dans les parties désertes ou boisées de 
l'île; se faufilant à travers les forêts, rampant dans 
la brousse, ils approchaient des travailleurs des 
champs ou des sentinelles, sans éveiller l'attention 
et, d'un bond, comme des bétes fauves, s'élançaient 
sur eux, en poussant des hurlements épouvantables. 



HISTOIRE DE CAVELlER DE LA SALLE 10 

Ils eussent vite fait d'anéantir la petite colonie, si 
chaque colon n'avait été doublé d'un héros : le 
Canada vit se renouveler les grandes actions de 
Pantiquité, notamment au passage du Long-Saut (1), 
où un autre Léonidas et seize Montréalistes sacrifiè- 
rent volontairement leur vie dans une lutte inégale 
et désespérée contre une armée de 800 Iroquois, qui 
fut à moitié détruite et forcée de battre en retraite. 
Heureux d'ailleurs ceux qui, comme ces braves, 
périssaient en combattant ! ils échappaient du 
moins aux épouvantables tortures que les Iroquois 
se plaisaient à infliger à leurs prisonniers : ces bar- 
bares commençaient par leur arracher les ongles ; 
puis ils les attachaient, par les pieds et par les 
mains, à un poteau dressé exprès et là, au moyen 
de tisons ardents et de tiges de fer rougies au feu^ 
ils leur brûlaient successivement toutes les parties du 
corps, en procédant avec une lenteur calculée et des 
raffinements de cruauté inouïs. Avec une science 
diabolique de ce qu'un être humain peut endurer de 
souffrances sans mourir, ils prolongeaient l'horrible 
supplice, parfois pendant plusieurs jours ; un mis- 
sionnaire, des colons de Villemarie, môme des fem- 
mes, furent ainsi brûlés dans leurs villages. 

Les plaintes des infortunés Canadiens, opprimés 
par les Jésuites et harcelés par leurs féroces voisins, 
Unirent par arriver jusqu'aux oreilles de Louis XIV : 
le roi prit, au sujet de la colonie, deux décisions 

(i) Rapide de l'Oltawa. 



l6 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

importantes : la première, de réduire les Iroquois; 
la seconde, de subordonner, comme en France, le 
pouvoir spirituel au pouvoir temporel. 

Pour exécuter la première, il envoya au Canada, 
avec un nouveau gouverneur, de Courcelles, le régi- 
ment de Carignan-Salièreà, sous les ordres du lieu- 
tenant-général de Tracy : il semble que cette mesure 
aurait dû être approuvée par tout le monde ; elle 
déplut cependant aux Jésuites, qui avaient trouvé 
moyen de fonder des missions chez les Iroquois et 
aspiraient à jouer le rôle de médiateurs entre eux et 
les Français ; une première expédition échoua et le 
gouverneur rejeta hautement sur les Jésuites la res- 
ponsabilité de cet échec. La seconde fut plus heu- 
reuse : Jes Iroquois, traqués par quinze cents 
hommes jusque dans leurs bourgades les plus recu- 
lées, durent implorer la paix. 

Mais le plus difficile était de rétablir le pouvoir 
temporel : Louis XIV, conseillé par Colbert, contia 
cette délicate mission à un homme énergique et 
habile, qu'ail adjoignit au gouverneur avec le titre 
d'intendant : nous voulons parler de Jean Talon, qui 
a laissé de si glorieux souvenirs au Canada : il se 
montra digne de la confiance du roi ; à la grande 
joie des laïques, il rétablit la liberté du commerce ; 
aux Jésuites, il fit des réprimandes, parce qu'ils ne 
s'appliquaient pas assez à policer les mœurs des 
sauvages et à les instruire ; au vicaire apostolique, 
qui voulait se faire nommer évêque, il fit entendre 
qu'il avait tort de trop compter pour cela sur les 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE I^ 

Jésuites, qu'il valait mieux se concilier les bonnes 
grâces du roi, et il l'amena ainsi à se renfermer de 
plus en plus dans les attributions, de ses fonctions 
épiscopales. L'abbé de Queylusfut autorisé à rentrer 
au Canada et son retour fut bientôt suivi de celui des 
Récollets ; les Sulpiciens virent lever l'interdiction qui 
leur avait été faite de sortir de l'île de Montréal et 
furent même invités à envoyer des missionnaires 
chez les sauvages. 

Ce fut peu de temps après l'inauguration de la 
nouvelle politique coloniale que Robert Cavelier, à 
peine âgé de 23 ans, débarqua à Montréal. Parmi les 
prêtres de Saint-Sulpice qui s'y trouvaient alors, 
figurait son frère aîné, l'abbé Jean Cavelier, qui le 
recommanda à la bienveillance de ses confrères. Les 
seigneurs de Montréal étaient précisément en quête 
de colons ; le roi les avait confirmés dans leurs pri- 
vilèges, mais à la condition qu'ils feraient défricher 
les terres incultes. Ils étaient d'ailleurs les premiers 
intéressés à la prospérité de l'île et ils avaient com- 
pris que rien n'était plus propre à en assurer la 
sécurité que l'érection de fiefs fortifiés sur les points 
les plus menacés. Pour ces raisons, le jeune Cave- 
lier, qui disposait de quelque argent, fut accueilli à 
bras ouverts par les seigneurs de Montréal. « Pour 
« lui procurer les moyens de servir utilement lacolo- 
t nie », dit l'abbé Faillon, l'historien de Montréal, 
on lui octroya verbalement un vaste fief, situé sur 
le Saint-Laurent, en face et un peu au-dessus du 
saut Saint-Louis, a sans aucun droit de justice, mais 



î8 MISTOIRË t)E CAVKLIER DE LA SALLE 

« avec droit de moulin seigneurial, à la seule charge 
« d'une médaille d'argent fin du poids d'un marc, 
« à chaque mutation de seigneur ». « La Salle, tou- 
« jours d'après l'abbé Faillon, parut d'abord s'appli- 
« quer tout entier à l'étabHssement de sa seigneurie 
« et, par reconnaissance sans doute pour ses bien- 
« faiteurs, la surnomma Saint-Sulpice,d'où vint que 
i la côte fut appelée du même nom, le premier qui 
« lui ait été donné dans les actes publics. Il y 
« commença des défrichements etdes constructions, 
« traça l'enceinte du futur village, où tous les colons 
« devaient avoir une maison, pour s'y mettre à cou- 
« vert des Iroquois et fit aussitôt diverses conces- 
« sions de terres, donnant à chacun des nouveaux 
« colons 60 arpents et, en outre, un demi-arpent 
« dans l'enceinte du village. » Le cens qu'il leur 
imposa était très modéré et, afin de les dédommager 
des frais qu'ils avaient faits et du mal qu'ils s'étaient 
donné pour transporter les matériaux par les che- 
mins, encore peu praticables, qui reliaient Saint-Sul- 
pice à Villemarie, il les tint quittes de toute rente sei- 
gneuriale jusqu'en l'année 1671, « pourvu qu'ils eus- 
Œ sent feu etlieu dans la nouvelle colonie à la Saint- 
« Jean de l'année 1669 ». o Enfin, il leur donna à 
« tous le droit de pêche devant leur concession, ainsi 
« que le droit de chasse sur leurs terres, et sépara 
« de son fief 200 arpents, vers le lac Saint-Pierre, 
• pour commune^ où chacun pouvait faire paître ses 
« bestiaux, moyennant une redevance de cinq sous 
« chaque année. » Une réglementation si libérale 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE I9 

attira les colons à Saint-Sulpice ; ils furent bientôt 
assez nombreux pour former une bourgade, le pre- 
mier des nombreux établissements fondés par La 
Salle dans l'Amérique du nord, devenu depuis la 
ville de La Chine. 

La Salle aurait pu attendre là tranquillement la 
fortune ; mais il ambitionnait mieux que les riches- 
ses : il voulait s'illustrer par une grande découverte. 
Tout en jetant les fondements d'une ville future, il 
méditait un projet, dont la réalisation l'eût égalé, du 
moins il le croyait, à Christophe Colomb lui-même. 
On sait que le grand marin Génois se flattait de 
trouver, dans la direction de l'ouest, une route mari- 
time conduisant aux Indes, plus courte que celle que 
l'on était obligé de suivre alors en faisant le tour de 
l'Afrique. Lorsqu'il découvrit les premières terres, 
il se crut arrivé aux Indes ; l'erreur ne tarda pas à 
être reconnue : uiî immense continent s'interposait) 
de l'Océan glacial arctique à l'Océan glacial antarc- 
tique, entre l'Europe et l'Asie orientale. On se rabat- 
tit alors sur l'espérance de trouver, à travers l'Amé- 
rique du nord, une voie de communication fluviale 
et lacustre avec la mer de l'ouest, qu'on appelait 
mer de Chine. Champlain lui-même avait ambitionné 
de faire cette découverte, si l'on en croit Lescarbot, 
un médiocre rimeur du temps, qui s'adressait à lui 
en ces termes : 

e Que si tu viens à clief de la belle entreprise, 
« On ne peut estimer combien de gloire un jour 
« Acquerras à ton nom, que déjà chacun prise ; 



20 HISTOIRE DE CAVE LIER DE LA SALLE 

« Car d'un fleuve infini tu cherches l'origine, 

f Afin qu'à l'avenir y faisant ton séjour, 

« Tu nous fasses par là parvenir à la Chine. » 

Découvrir le « passage à la Chine», comme on 
disait alors avec concision, telle fut bientôt Pidée 
fixe de La Salle. Le Saint-Laurent conduisait déjà 
jusqu'aux grands lacs du centre; peut-être le cin- 
quième n'était-il pas le dernier ; peut-être aussi ces 
lacs immenses déversaient-ils le trop plein de leurs 
eaux aussi bien par l'ouest que par l'est. En admet- 
tant que cette hypothèse ne fut pas confirmée, ne 
parlait-on pas de grands fleuves qui prenaient leur 
source non loin de ces lacs ? La Salle se plaisait à 
interroger les sauvages à ce sujet. Pendant l'hiver 
de 1668, il en hébergea deux, de la nation des Tson- 
nontouans, la plus occidentale des tribus iroquoises, 
qui occupait tout le pays situé au sud du lac Onta- 
rio ; il s'initia à leurs mœurs et à leur langue et se fit 
donner par eux tous les renseignements possibles 
sur un grand cours d'eau qu'ils appelaient Ohio (la 
belle eau, ou le beau fleuve) : il prenait sa source, 
disaient-ils, non loin de leur village, se dirigeait 
approximativement du levant au couchant et allait 
déboucher dans une mer lointaine, à laquelle on ne 
pouvait parvenir qu'après huit ou neuf mois de navi- 
gation. D'autre part^ les Outaonais, qui habitaient 
du côté du lac Supérieur, avaient aussi leur « grand 
fleuve », qu'ils appelaient Missi-Sepe (la grande 
eau). Pour beaucoup, ces deux fleuves n'en faisaient 
qu'un, ce qui n'était vrai qu'à partir de leur con- 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 21 

fluent. La Salle crut que, par l'un ou par l'autre, 
peut-être par les deux, il atteindrait la mer de Chine; 
il résolut de commencer par l'Ohio. 

Pour exécuter son dessein, il lui fallait de l'argent : 
dès le 9 janvier 1669, il vendait à l'abbé de Queylus, 
supérieur des Sulpiciensde Montréal, la plus grande 
partie de son lief, pour la somme de 1.000 livres, 
payable en marchandises, sans compter une autre 
somme de 800 livres payable à un nommé Lhuillier. 
Qu'on n'accuse pas La Salle d'avoir revendu au 
séminaire ce que celui-ci avait donné ; il se faisait 
à peine rembourser des frais qu'il avait faits pour le 
défrichement des terres et surtout la construction de 
maisons et de bâtiments d'exploitation. De Quey- 
lus, qui avait deviné l'homme supérieur dans le 
jeune Rouennais, cherche à l'attacher à Montréal ; 
non seulement il refuse de lui acheter le reste de 
son fief, mais encore il lui remet, le 11 janvier, un 
titre en vertu duquel étaient érigés en fief noble les 
420 arpents qui lui restaient. Pas plus tard que le 
9 février suivant, La Salle vend titre etdomaine à un 
certain Jean Milot pour la somme de 2.800 livres. 
Puis il descend à Québec, va trouver le gouverneur 
et l'intendant et leur soumet son projet. 

Tout en poussant au défrichement des terres, 
Talon avait compris que l'avenir du Canada, froid 
et stérile, était plutôt dans le commerce que dans 
l'agriculture ; il voulait en faire comme un vaste 
entrepôt commercial entre la France et les immenses 
régions encore inexplorées de l'Amérique du Nord, 



22 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

qui devaient, d'après le droit international, appar- 
tenir au premier occupant. 11 encouragea donc les 
voyages de découvertes. Il commença par envoyer 
Jolliet, avec un sieur Péré, à la découverte de riches 
mines de cuivre qu'on savait exister dans les envi- 
rons du lac Supérieur. Quand La Salle se présenta à 
lui avec son projet, il fut d'autant mieux accueilli 
qu'il prenait à sacharge tous les frais de l'entreprise. 
Talon, ravi, n'eut pas de peine à faire partager son 
enthousiasme à de Courcelles : on délivra à l'auda- 
cieux aventurier des lettres patentes, qui l'autori- 
saient à explorer les bois, les rivières et les lacs du 
Canada, c'est-à-dire de l'Amérique septentrionale, et 
le recommandaient aux gouverneurs de la Virginie, 
de la Floride et de tous les pays où il pourrait 
pénétrer. Le gouverneur l'autorisa même à recruter 
des compagnons de voyage parmi les soldats des 
troupes royales. 

En même temps que La Salle, se trouvait à Qué- 
bec Dollier de Casson, l'un des Sulpiciens les plus 
influents de Montréal. Ces derniers, depuis que, 
grâce à Talon, ils n'étaient plus confinés dans leur 
île, déployaient une activité extraordinaire et rivali- 
saient de zèle avec les Jésuites pour la conversion 
des sauvages : dès 1668, l'abbé François de Fénelon, 
frère consanguin du futur archevêque de Cambrai, 
était allé avec un de ses confrères, l'abbé Trouvé, 
fonder une mission à Kenté, au nord-est du lac 
Ontario. Dollier, de son côté, après avoir passé l'hi- 
ver chez les Nipissings, peuplade qui habitait entre 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 23 

les lacs Huron et Ontario, n'était revenu à Montréal 
que pour se préparer à un second voyage : ayant 
appris que les Jésuites venaient de s'établir à Sainte 
Marie-du-Sault, entre le lac Huron et le lac Supé- 
rieur, il rêvait de pousser plus loin qu'eux encore. 
Quand il eut fait part de son dessein à Talon, celui- 
ci songea à associer son expédition avec celle de La 
Salle, afin de les fortifier l'une par Tautre. Dollier, 
qui ne demandait que cela et qui avait peut-être sug- 
géré ridée de cette combinaison, ne se fit pas prier 
pour servir de Mentor à La Salle ; par égard pour 
lui et pour l'intendant, le jeune explorateur se rési- 
gna à jouer le rôle de ïélémaque, pour lequel il 
n'était pas fait. 



II 

Découverte de l'Ohio. 

Derniers préparatifs et départ des voyayeurs. Prudence et cou- 
rage. — Sur le Saint-Laurent : les Portages. — Chez les Iro- 
quois Tsonnonlouans. — Horrible supplice d'un prisonnier de 
guerre. — Vers le lac Erié. — La Salle se sépare de Dollier. — 
La Salle à la recherche de l'Ohio. — Défection d'une partie de 
ses hommes. — Découverte et exploration de l'Ohio. — Jusqu'où 
La Salle a descendu l'Ohio ? — Son retour à Montréal. 

De retour à Montré^,], Dollier et La Salle achevè- 
rent leurs préparatifs : celui-ci équipa quatre canots et 
engagea quatorze hommes : les contrats qu'il passa, 
entre autres avec « les sieurs » de Roussillon, chi- 
rurgien, et Charles Thoulonnier, prouvent que son 
but était bien la découverte de la mer de Chine : l'un 
promettait, en effet, de l'accompagner a tant du côté 
t du nord que du côté du sud » ; l'autre, « tant du 
t côté du sud que du côté du nord ». Comme Thou- 
lonnier, la plupart des hommes recrutés par La Salle 
prenaient l'engagement de rester à son service jus- 
qu'au 20 octobre 1670, moyennant une somme de 
400 livres. En outre, il s'obligeait à leur fournir 
équipage, canots et vivres. Il fit si bien les choses 
que, au moment de s'embarquer, il s'aperçut que ses 
ressources commençaient à s'épuiser et, le jour même 
du départ, il vendit à Jacques Leber et Charles Le 



26 HISTOIRE DE CAVELIER DE L.V SALLE 

Moyne (1), pour la somme de 600 livres, une der- 
nière propriété qui lui restait. De son côté, DoUier 
équipa trois canots et engagea sept hommes. Il se fit 
adjoindre un de ses jeunes confrères, le diacre de 
Galinée, réputé astronome et mathématicien et qui 
prouva qu'il était au moins capable de dresser une 
carte géographique; sur sa demande, DoUier embau- 
cha également un Hollandais, qui savait Plroquois et 
devait servir d'interprète. Enfin, l'expédition partit 
de l'ancien fief de La Salle le 6 juillet 1669, dans 
l'après-midi : en tête s'avançaient, dans deux canots, 
deux guides iroquois, les anciens hôtes de La Salle, 
puis venaient pèle- mêle les sept canots français : ils 
étaient en écorce de bouleau, longs d'une vingtaine 
de pieds et larges de deux seulement; leur légèreté 
était telle qu'il suffisait d'un homme pour les porter, 
tandis qu'ils portaient facilement chacun quatre 
hommes et 800 livres de bagages. Inutile d'ajouter 
qu'il ne fallait pas s'aventurer dans ces frêles esquifs, 
si on ne savait parfaitement nager. • 

Le matin du 6 juillet, on avait exécuté sur la place 
de Villemarie trois soldats de la colonie, convaincus 
d'assassinat sur la personne d'un capitaine iroquois, 
de la nation des Tsonnontouans ; on espérait que le 
châtiment des coupables donnerait satisfaction aux 
sauvages et on avait tenu à ce que les hôtes de La 
Salle, qui étaient les compatriotes de la victime, 
assistassent au supplice et pussent en rendre témoi- 

(1) Père de Le Moyne d'Iberville et de Le Moyne de Bien ville. 



HISTOIRE DE CAVELIKR DE LA SALLE 2^; 

gnage. Malheureusement, on venait de découvrir un 
nouvel attentat, commis sur la personne de six Iro- 
quois Onneiouts, et leurs compatriotes accusaient 
hautement, non sans raison, quatre Français d'avoir 
commis ce crime par cupidité. On avait donc de 
sérieuses raisons de craindre que les Iroquois ne 
reprissent les armes, et, dans ce cas, nul doute qu'on 
eût de nouveaux noms à ajouter au martyrologe de 
Montréal. Malgré la gravité de la situation, qu'il con- 
naissait mieux que personne, La Salle n'avait pas 
hésité un moment et l'on ne sait ce qu'on doit le 
plus admirer de son courage ou de son désintéres- 
sement. Pour l'accomplissement de son noble des- 
sein, il était prêt à sacrifier sa vie, comme il avait 
sacrifié ses biens et son avenir, ne demandant en 
retour qu'un peu de gloire, qu'on ne devait, hélas! 
que trop lui marchander. A l'honneur des Sulpi- 
ciens, on doit dire qu'ils ne reculèrent pas plus que 
lui devant les périls. 

Entre l'île de Montréal et le lac Ontario, le cours 
du Saint-Laurent est très accidenté ; on y compte au 
moins cinq ou six rapides qu'il est aussi impossible 
de remonter que de descendre : il faut, quand on en 
rencontre un, débarquer sur la rive la plus accessi- 
ble, hisser les canots à terre et les porter, ainsi que 
les bagages, à travers des sentiers abrupts, encom- 
brés de broussailles et d'obstacles de toute sorte, 
jusqu'à ce que le fleuve soit redevenu navigable : 
c'est ce qu'on appelle des portages. Le batelier cana- 
dien ne se sépare jamais de son canot; il l'aime, 



a8 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

comme l'Arabe du désert aime son cheval ou son 
chameau. A cause de la grande quantité de lacs ou 
de cours d'eau qu'on trouve dans l'Amérique du 
Nord, il est rare qu'on fasse une dizaine de lieues 
sans rencontrer une voie navigable. Pour passer de 
l'une à l'autre, de même que pour tourner un rapide, 
le Canadien charge son léger canot d'écorce sur ses 
épaules, et les deux font ainsi, se portant tour à tour 
l'un l'autre, des centaines de lieues en quelques 
semaines. Mais cette manière de voyager est très 
fatigante, même pour ceux qui y sont habitués. 
Aussi, nos voyageurs n'étaient pas arrivés au lac 
Ontario qu'ils étaient presque tous malades, ce qui 
se comprend facilement : astreints à des efforts con- 
tinuels pendant le jour^ obligés do coucher, la nuit, 
sur la terre nue, à la belle étoile ou sous des tentes 
d'écorce improvisées, il n'avaient guère eu, pendant 
un mois, d'autre nourriture que du maïs cuit dans 
l'eau. Dollier et de Galinée proposèrent alors de se 
rendre tous ensemble à la mission de Kenté pour, 
selon leur expression, « prendre langue » avec leurs 
confrères, les abbés de Fénelon et Trouvé. La Salle, 
qui voyait avec désespoir l'été approcher de sa fin, 
s'y opposa énergiquement et les menaça de se sépa- 
rer d'eux, en emmenant ses hommes et ses guides. 
Les Sulpiciens jugèrent prudent de céder. 

L'expédition se dirigea donc vers le pays des Tson- 
nontouans, en longeant la côte orientale du lac Onta- 
rio jusqu'à l'embouchure d'une petite rivière qui se 
jette au sud-est et qu'il n'y avait plus qu'à remonter 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 39 

pour arriver au principal village, situé à six lieues 
seulement du làc. Il fut convenu que Dollier et une 
partie des hommes resteraient à garder les canots 
et les bagages, tandis que La Salle et Galinée se 
rendraient avec les autres au village. Ils espéraient 
y trouver des esclaves originaires des bords de l'Ohio 
et avaient l'intention de s'en faire livrer un qui les 
guiderait vers ce fleuve; à leur arrivée, les anciens 
s'assemblèrent ; La Salle prit la parole devant eux ; 
mais il ne put se faire comprendre; on fit alors entrer 
en scène le Hollandais : il comprenait bien l'Iro- 
quois, mais était incapable de le traduire en Fran- 
çais. En Tabsence du missionnaire jésuite, le Père 
Frémin, qui venait justement, par une coïncidence 
étrange, de partir pour Onneiout, force fut d'avoir 
recours à son serviteur, qui consentit à remplir les 
fonctions d'interprète : on échangea des promesses 
et des présents; mais les Iroquois se montrèrent peu 
disposés à fournir un guide. Dollier et Galinée ont 
prétendu qu'ils avaient été « embouchés » ; ils n'ont 
pas dit par qui : mais il est facile de le deviner. Et, 
en effet, ce que l'on sait du plan poursuivi par les 
Jésuites et de leurs manœuvres louches ne donne 
que trop de poids à cette accusation. Il faut reconnaî- 
tre aussi que les Tsonnontouans étaient excités con- 
tre les Français par les parents de leur capitaine, 
assassiné près de Villemarie, que Tabus des bois- 
sons fortes, achetées aux Anglais, les rendait dan- 
gereux même pour des alliés, enfin que l'effer- 
vescence était encore accrue par des préparatifs de 



3o HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

guerre, dirigés contre une peuplade qui avait tué 
récemment dix des leurs par surprise. Aussi, tout en 
continuant à négocier, les Français faisaient bonne 
garde. Un jour, ils apprirent qu'un parti dcTsonnon- 
touans, de retour d'une expédition lointaine, rame- 
nait un prisonnier de guerre : il fut convenu entre 
eux qu'ils demanderaient à Tacheter. 

Le lendemain matin, (ialinée se rendit sur la 
place : il aperçut le prisonnier, un jeune sauvage de 
18 à 20 ans, robuste et bien fait, déjà attaché au 
poteau du supplice. Il fit faire par le Hollandais des 
offres de présents pour l'obtenir. Mais il était échu à 
une vieille dont le fils avait été tué à la guerre et qui 
resta sourde à toutes les propositions. Tout ce que 
put faire Galinée pour le prisonnier, ce fut de l'exhor- 
ter, autant qu'il pouvait se faire comprendre de lui, 
à mettre sa confiance en Dieu, pendant qu'on prépa- 
rait sous ses yeux les instruments de torture. Bien- 
tôt, un Iroquois s'approcha du patient avec un canon 
de fusil, rougi au feu : il le lui appliqua sur le dessus 
des pieds, puis le promena doucement le long des 
jambes; six heures durant, on le grilla par tout le 
corps, en présence de la foule, qui riait de ses con- 
torsions et de ses cris. Ensuite, après l'avoir déta- 
ché, ses bourreaux le forcèrent à courir à travers la 
place, l'aiguillonnant avec des tisons ardents; quand, 
vaincu par la douleur, le malheureux tombait à terre, 
ils déversaient sur lui des chaudières pleines de char- 
bons et de cendres chaudes. Enfin quand ils furent 
fatigués de cet infernal divertissement, ils l'assommé- 



HISTOIRE DE CAVELIEll DE LA SALLE 3l 

rent à coup de pierres, puis se jetèrent sur son corps 
pantelant, qu'ils mirent en pièces : Pun emporta la 
tête, d'autres les bras et les jambes, pour achever 
de faire cuire ces tristes restes et s'en régaler 
ensuite. La Salle, attiré par les cris sur le lieu du 
supplice, n'avait pu supporter cet horrible spectacle ; 
son premier mouvement avait été de se jeter sur les 
bourreaux ; on lui fit comprendre que c'était inutile, 
qu'il ne réussirait qu'à se perdre et à perdre ses 
compagnons avec lui. 11 s'éloigna, l.i mort dans 
l'âme, et, avec GaHnée et les autres Français, alla 
rejoindre Dollier. 

Saisis d'horreur et de dégoût, les voyageurs ne 
songèrent plus qu'à quitter ce pays maudit et ils 
eurent vite fait leurs préparatifs de départ. Parmi 
les sauvages qui se livraient à la pêche ou à la chasse 
dans les environs, ils purent trouver un guide qui 
connaissait quelque peu les grands lacs et qui leur 
fit espérer que, par le lac Erié, ils atteindraient faci- 
lement rOhio. Ils continuèrent donc à longer la 
côte méridionale du lac Ontario, dans la direction 
de l'Ouest; ils passèrent devant l'embouchure de 
nombreux cours d'eau, venant du midi : l'un d'eux, 
large et profond, prenait sa source à peu de distance 
de rOhio. La Salle, qui était enfin arrivé à se procu- 
rer un esclave originaire des bords du « beau 
fleuve » (1) et qui avait appris de lui ces détails, 
essaya d'entraîner l'expédition vers le sud; n'ayant 

(l) 11 appartenait à la tribu des Chaouaoons, établie entre l'Ohio 
et le Mississipi. La Salle lui donna le nom de Nica. 



32 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA bALLE 

pu y réussir, il ne suivit plus qu'à regret Dollier 
et Galinée : il avait compris que la préoccupation 
des ecclésiastiques était plutôt de trouver des peu- 
plades faciles à évangéliser que de découvrir des 
fleuves et qu'ils étaient attirés vers les Outaouais par 
une sympathie secrète pour cette nation aux mœurs 
douces et hospitalières. Cependant, continuant leur 
voyage tous ensemble, ils arrivèrent à l'endroit où le 
Saint-Laurent débouche dans le lac Ontario et d'où 
ils entendirent le bruit de la cascade du Niagara, ce 
qui n'a rien d'étonnant, puisqu'ils n'en étaient guère 
qu'à cinq ou six lieues. Ils traversèrent le fleuve et, 
toujours longeant les côtes, atteignirent la pointe occi-. 
dentale du lac Ontario, où ils s'arrêtèrent quelque 
temps, dans un endroit appelé Gananaské. L'itiné- 
raire qu'ils suivaient était le plus court pour gagner 
le lac Erié : à deux lieues, en eff'et, de Gananaské, se 
trouve la source d'une rivière qui va se jeter dans ce 
lac, et c'est ce qui explique la rencontre qu'ils firent, 
à deux journées de marche de là, dans un petit vil- 
lage appelé Tenaouata, de l'explorateur Jolliet, qui 
revenait du lac Supérieur, fuyant devant l'hiver, 
extrêmement rigoureux dans ces parages ; il n'avait 
pu découvrir les mines de cuivre à la recherche des- 
quelles il avait été envoyé ; mais il avait du moins 
exploré une partie des côtes du lac Supérieur, et il 
affirma à Dollier que, au sud de ce lac, habitaient 
des peuplades fort nombreuses, chez lesquelles 
aucun missionnaire n'avait jamais pénétré. Il lui 
offrit même un itinéraire de son voyage. Les deux 



HISTOIRE DE CAVtLIÈft DÉ LA SALLE 33 

Sulpiciens, enchantés, ne songèrent plus qu'à se 
rendre chez ces peuples. La Salle était loin de parta- 
ger leur enthousiasme; il ne put obtenir de Jolliet 
aucun renseignement sur le grand fleuve des Ou- 
taouais ; dès lors, sa résolution fut prise. D'ailleurs, 
l'hiver approchait et il valait mieux s'enfoncer dans 
le sud que de monter vers le nord. Pour se séparer 
de Dollier et de Gàlinée sans les froisser, il allégua 
Tétat de sa santé : quelques jours auparavant, étant 
allé à la chasse, il avait été pris, au retour, d'une 
fièvre si forte qu'on avait craint un moment pour sa 
vie. 11 allait beaucoup mieux ; mais cette maladie 
était venue fort à propos pour lui fournir le prétexte 
qu'il cherchait. Le 30 seotembre, après avoir assisté, 
ainsi que tous les membres de l'expédition, à une 
messe solennelle, qui fut célébrée par l'abbé Dollier, 
il reprit, avec ses hommes, le chemin du lac Ontario. 
Cette séparation était inévitable, car les deux chefs 
de l'expédition se proposaient un but tout différent, 
ce qui avait déjà amené des tiraillements. Le voyage 
des Sulpiciens se continua par le lac Erié, la rivière 
du Détroit, le lac Huron, et aboutit à une humble 
visite à ces mêmes Jésuites de Sainte-Marie-du-Saut^ 
qu'ils avaient voulu supplanter. De là, par l'Ottawa, ils 
redescendirent à Montréal, sous prétexte que Dollier, 
ayant perdu sa chapelle au cours d'une tempête, ne 
pouvait s'aventurer au milieu des peuples sauvages 
avant de s'en être procuré une nouvelle. 

Quant à La Salle, son but, nous le répétons, était 
de découvrir et d'explorer le plus rapproché des 



34 HISTOIÏIE t)E CÀVELIEÏI DE LA SALLE 

deux cours d'eau dont il avait entendu parler, c'est- 
à-dire rOhio, dans l'espoir d'atteindre par là l'Océan 
Pacifique, autrement dit la mer de Chine. Aussi, 
quand il revint sur ses pas, ce ne fut point, comme 
l'insinue Galliiée, pour retourner à Montréal : « Il 
« est manifeste, dit plus justement l'abbé Faillon, 
« qu'il continua ses explorations. » Il n'y eut, en 
effet, à reprendre le chemin de l'île qu'une partie de 
ses hommes, qui firent défection, effrayés par la 
perspective de dangers que les Tsonnontouans 
s'étaient plu à leur exagérer ; ils arrivèrent à Ville- 
marie, dans le courant du mois de novembre, en 
piteux état et un peu honteux ; ils furent accueilHs 
par des plaisanteries et des reproches : on les blâma 
d'avoir abandonné, moins La Salle, que les mission- 
naires ; on traita l'explorateur d'insensé et eux de 
Chinois ; enfin, on donna par dérision le nom de la 
petite Chine ou de la Chine (1) au fief de Saint-Sul- 
pice^ d'où l'expédition était partie. 

Pendant que, à Montréal, on insultait ainsi à son 

(i) Ce n'est pas, comme on l'a dit, La Salle qui a baptisé ainsi ce 
fief ; il lui avait toujours conservé son premier nom de Sainl- 
Sulpice : on lit, en ellet, au-dessous de sa signature, dans un con- 
trat du 16 décembre 16G8 : t fait en notre seigneurie de Sainl- 
Sulpice », et dans l'acte de vente du 9 janvier 1669 : « La seigneu- 
rie appelée de Saint-Sulpice. » Ce n'est qu'après son départ 
que ce nom lit place à celui de la Cbine. qui figure déjà dans un 
acte du U juin 1670 : « Le lieu de la Cliine ainsi appelé. » Talon 
donnC; pour ainsi dire, une consécration ofticielle à la nouvelle 
dénomination en l'employant dans une ordonnance du 8 octobre 
de la môme année, où il est question de « l'habitation qu'on 
appelle la petite Cbine ». 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 35 

courage, l'intrépide Kouennais, avec la poignée de 
braves qui lui restaient fidèles, se lançait à travers 
Tinconnu à la poursuite de son rêve, qui devait se 
réaliser en partie. C'est à lui, en effet, que revient 
l'honneur d'avoir découvert l'Ohio, le « beau fleuve », 
qui mérite bien ce nom, quoique la fatalité ait voulu 
qu'il rencontrât, avant d'atteindre la mer, le Missis- 
sipi grossi du Missouri : c'est lui qui, le premier des 
Européens, a exploré ses rives luxuriantes ; mal- 
heureusement, il n'a pas laissé de relation de son 
voyage, ou elle ne nous est pas parvenue. 11 ne nous 
reste de lui que des lettres, dont quelques-unes, il 
est vrai, peuvent êtye considérées comme des rela- 
tions, mais qui se rapportent à d'autres voyages : 
cependant, dans une de ces lettres, datée du 
29 septembre 1680, il parle d'une rivière, qu'il dit 
formellement avoir découverte, et qui n'est autre que 
rOhio ; il lui avait donné le nom de Baudrane ; 
mais les Iroquois, dit-il, la nomment Ohio et les 
Outaouais, Oligin-Sipou ; la description qu'il en fait 
prouve qu'il l'a explorée : « Cette rivière Baudrane 
« naît derrière Onneiout (un des bourgs Iroquois), 
t et, après environ 450 Heues de cours vers l'ouest, 
« toujours quasi également plus large que la Seine 
• ne l'est devant Rouen et toujours beaucoup plus 
« creuse, elle se décharge dans la rivière Colbert, à 
« 20 ou 25 lieues au sud quart de sud-ouest de 
« l'embouchure par où la rivière des Illinois tombe 
a dans ce même fleuve. Une barque peut remonter 
« cette rivière jusque fort haut vers Tsonnontouan 



36 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

f et on n'est éloigné en cet endroit que de 20 à 25 
« lieues de la côte méridionale du lac Ontario... > 
Dans un mémoire adressé au roi, en 1677, sur un 
nouveau projet de La Salle, il est fait mention de 
cette découverte en ces termes : « L'année 1667 et 
f les suivantes, il (La Salle) fit divers voyages, avec 
« beaucoup de dépenses, dans lesquels il découvrit, 
t le premier, beaucoup de pays au sud des grands 

• lacs, entre autres la grande rivière d'Ohio. Il la 
« suivit jusques à un endroit où elle tombe de fort 
« haut dans de vastes marais, à la hauteur de 37 
t degrés, après avoir été grossie par une autre 
« rivière fort large, qui vient du nord, et toutes ces 
t eaux se déchargent, selon toutes les apparences, 

• dans le golfe du Mexique, i Nous devons quel- 
ques autres détails sur cette expédition à une « His- 
toire de La Salle » dont nous aurons à reparler bien- 
tôt : « M. de La Salle, dit l'auteur, continua son 
« chemin sur une rivière qui va de Test à l'ouest et 

• passe à Onnontagué,puisâ6 ou 7 lieues au sud du 
e lac Erié et, étant parvenu jusqu'au 280« ou 283*= 
« degré de longitude et au 41^ degré de latitude, 
t trouva un saut qui tombe vers l'ouest; dans un pays 
« bas, marécageux, tout couvert de vieilles souches, 
«r dont il y en a quelques-unes qui sont encore sur 
« pied. 11 fut donc contraint de prendre terre et, sui- 

« vant une hauteur qui le pouvait mener loin, il, 

f trouva quelques sauvages qui lui dirent que, fort 

« loin de là, le même fleuve qui se perdait dans 

« cette terre basse et vaste se réunissait en un seul 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 87 

« lit. Il continua donc son chemin ; mais comme la 
« fatigue était grande, 23 ou 24 hommes qu'il avait 
« menés avec lui jusque-là, le quittèrent tous en 
« une nuit, regagnèrent le fleuve et se sauvèrent, 
I les uns à la Nouvelle-Hollande, les autres à la 
a Nouvelle-Angleterre. Il se vit donc seul, à 400 
« lieues de chez lui, où il ne laissa pas de revenir, 
remontant la rivière et vivant de chasse, d'herbes 
« et de ce que lui donnaient les sauvages qu'il ren- 
« contra sur son chemin, » Ce récit, écrit de 
mémoire et par un homme qui ignorait la géogra- 
phie, contient fatalement des erreurs de détail et des 
confusions ; ainsi, au départ de Montréal, l'expédi- 
tion se composait bien de 23 ou 24 hommes ; mais 
la plus grande partie d'entre eux n'accompagnèrent 
pas La Salle sur l'Ohio ; ensuite il y eut au moins 
quelqu'un qui ne l'abandonna pas et revint avec 
lui ; ce fut l'esclave Chaouanon, le fidèle Nica ; mais 
le fond du récit est vrai, et il ne peut laisser aucun 
doute sur ce point : à savoir, que La Salle a été le 
découvreur et le premier explorateur de l'Ohio. Les 
Anglais eux-mêmes ne firent aucune difficulté de le 
reconnaître, lorsque, en 1755, le gouvernement fran- 
çais s'appuya sur la découverte de La Salle pour" 
réclamer la vallée de l'Ohio. 

Jusqu'où descendit-il ce cours d'eau ? Evidem- 
ment € l'historien » de La Salle est encore dans 
l'erreur, quand il le fait s'arrêter au 41* degré do 
latitude, l'auteur du Mémoire^ qui le fait aller jusqu'au 
37* degré, est plus près de la vérité. Mais tous les 



38 HISTOIRE DÉ CAVÉLIER DE LA SALLE 

deux sont d'accord sur un point : c'est qu'il descen- 
dit rOhio, au moins jusqu'à des rapides au-dessous 
desquels il forme un vaste marais ; le premier 
ajoute qu'il reçoit auparavant les eaux d'une impor- 
tante rivière qui vient du nord. Un citoyen des Etats- 
Unis, M. Parkmann, qui a visité la vallée de l'Ohio, 
croit que ces rapides sont ceux de Saint-Louis, 
dans le Kentucky, qui se trouvent par les 38ol5'. 
D'autres prétendent que La Salle a poussé jusqu'au 
confluent du Wabash, situé par les 37°46' : cela 
n'est pas impossible ; toutefois, il n'est point allé, 
comme le veut M. Gravier, jusqu'au Mississipi ; il 
dit bien, dans sa lettre du 29 septembre 1680, que 
rOhio se jette dans le fleuve Colbert : mais ce n'est 
là qu'une conjecture qui s'imposait, et non une cer- 
titude acquise par l'observation personnelle ; il écrira, 
en eff'et, deux ans après, qu'il n'a encore pu descen- 
dre la Chucagoa, qu'il appelle aussi fleuve Saint- 
Louis. Or, qu'était-ce que la Chlicagoa ? Lui-même 
s'est chargé de nous l'apprendre : c'est le large 
cours d'eau formé par la réunion de l'Ohio et de la 
Tenessee. 

Quand il revint, sa conviction était faite : la direc- 
tion du cours relevée par lui, non moins que les 
renseignements obtenus des sauvages, ne pouvaient 
lui laisser aucun doute : le « beau fleuve » allait 
déverser ses eaux, soit directement, soit en emprun- 
tant le lit d'un autre cours d'eau, non pas dans la 
mer de Chine, mais dans le golfe du Mexique. Son 
retour à Montréal, dont on ignore la date exacte, eut 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 3g 

certainement lieu avant le 6 août 1671. L'accueil 
qu'on lui fit fut plutôt froid : les Sulpiciens, qui lui 
en voulaient déjà d'avoir vendu tout ce qu'il possé- 
dait à Montréal, avaient contre lui un autre grief, 
depuis qu'il s'était séparé de Dollier. Encore, s'il 
ne l'avait quitté que pour revenir à Montréal ! Mais 
ne s'était-il pas avisé de faire un immense détour 
pour aller découvrir et explorer l'Ohio, tandis que 
Dollier et Galinée n'avaient découvert que la mission 
de Ste-Marie-du-Sault ! Aussi les habitants de 
Montréal, qui réglaient un peu leurs opinions sur 
celles de leurs suzerains, ne se gênèrent guère pour 
dire son fait à La Salle : « Il s'était proposé de 
« trouver une voie de communication avec la mer de 
« Chine ; or, cette voie de communication, l'avait-il 
« découverte ? Non ! C'était donc comme s'il n'avait 
« rien fait ! » 



m 

Découverte de l'Illinois et du Mississipi. 

Part qui revient à Jolliet dans le découverte et l'exploration du 
Mississipi. — Nouveau voyage de La Salle : A la recherche du 
Mississipi, — Détails sur ce voyage : Le récit de l'ami de l'abbé 
de Galiiiée. — Véracité de l'auteur. — La Salle a découvert 
l'Illinois. — La Salle a découvert, le premier, le Mississipi. — 
Explication du silence de La Salle sur ces découvertes. — L'élo- 
quence des documents. — Conclusion. 

On croit généralement que le Mississipi fut décou- 
vert par Jolliet et, le Père Jésuite Marquette ; il y a 
là une erreur : ce qui est vrai, c'est qu'ils ont exploré 
les premiers la partie de son cours qui se trouve 
entre l'embouchure du Wisconsin etcellede l'Illinois. 
A l'instigation des Jésuites, qui suivaient d'un œil 
jaloux les découvertes de La Salle, Jolliet, leur frère 
donné (1), partit de Québec, dans le courant de l'au- 
tomne de 1672, muni d'une autorisation de Fronte- 
nac et de Talon ; il rejoignit le Père Marquette à la 
mission de Michillimackimack, et tous deux s'em- 
barquèrent, avec cinq autres Français, dans les pre- 
miers jours de juin de l'année 1673 ; ils traversèrent 
le lac Michigan, s'engagèrent dans la baie des 
Puants, ou baie Verte (Green-Bay), puis gagnèrent 
par un portage le Wisconsin et, par le Wisconsin, 

(1) On appelait « frères donnés » des laïques qui se vouaientau 
service de communautés religieuses. 



42 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

le Mississipi. D'après une lettre de Jolliet au gouver- 
neur, en date du 10 octobre 1674, il serait descendu 
» jusqu'au 33'^ degré de latitude nord, entre la Flo- 
« ride et le Mexique, par une rivière sans portages 
a ni rapides, aussi grande que le Saint-Laurent 
« devant Sillery, laquelle va se décharger dans le 
« golfe du Mexique ». Il n'était plus, ajoute-t-il, qu'à 
cinq journées de la mer, quand la crainte de tomber 
entre les mains des Espagnols le décida à rebrous- 
ser chemin. 11 remonta le fleuve jusqu'au confluent 
de rilhnois, puis cette rivière, à laquelle il donna le 
nom de Saint-Louis ; arrivé au confluent des deux 
principaux cours d'eau dontelle est formée, il s'enga- 
gea sur la branche du nord qu'il appela la Divine (1), 
et de là gagna le lac Michiganpar la rivière de Che- 
cagou. Quant à l'autre branche, appelée par les 
indigènes Théakiki (2), il ne la remonta pas ; il con- 
jectura seulement qu'elle prenait sa source « pro- 
che du fond du lac Michigan », ce qui est peu pré- 
cis et même inexact. Il revint à Québec à la fin de 
l'été de 1674, après avoir laissé le Père Marquette à 
Michillimackimack. C'est en 1681 seulement, alors 
que La Salle avait déjà fait un second voyage au 
pays des Illinois, que les Jésuites firent imprimer la 
relation du voyage de Jolliet. Le Père Récollet Anas- 
tase Douay, qui remonta le Mississipi en 1687, pré- 
tend qu'elle est mensongère sur beaucoup de points. 
* J'avais apporté avec moi, dit-il, le livre imprimé 

(i) Aujourd'hui : la Rivière des Plaines. 
(2) Aujourd'hui : le Kankakee. 



HISTOIRE DE CÂVËLIÈR DE LA SALLE 4^ 

I et je remarquais sur toute ma route qu'il n'y avait 
a pas un mot de véritable. » Il prétend que Jolliet et 
Marquette ne sont même pas allés jusqu'au confluent 
de l'Ohio, qu'ils se sont arrêtés 30 ou 40 lieues au- 
dessous du confluent de l'Illinois, intimidés par les 
menaces des sauvages. Le Père Hennepin va plus 
loin : il affirme que Jolliet n'a jamais été jusqu'au 
I Meschasipi », qu'il est resté parmi les Hurons et 
les Outaonais pour la traite des castors et des pelle- 
teries. Il ajoute que c'est Jolliet lui-même qui lui 
en a fait Paveu, alors qu'ils canotaient ensemble sur 
le Saint-Laurent. Mais Hennepin n'est pas une auto- 
rité et, bien que les dires du Père Douay méritent 
plus de créance, nous iidmettons que tous les détails 
du récit rapporté plus haut sont exacts ; nous allons 
même jusqu'à admettre que Jolliet et Marquette ont 
descendu le Mississipi jusqu'au 33^ degré de lati- 
tude nord. Mais ce que nous nions, c'est qu'ils 
l'aient atteint les premiers : le véritable découvreur 
du Mississipi^ comme de l'Ohio, ce fut Robert Cave- 
lier de La Salle. 

A peine de retour à Montréal, La Salle s'était pré- 
paré à un nouveau voyage : il n'avait pas perdu 
l'espoir de découvrir la voie de communication qu'il 
cherchait, tant qu'il n'était pas fixé sur la direction 
du grand fleuve des Outaonais, du Missi-Sepe, 
comme ils l'appelaient. Or, à partir de l'année 1672, 
La Salle ne soufflera plus mot du fameux o passage 
à la Chine », lui qui en parlait à chaque instant aupa- 
ravant : il fallait donc qu'il eût perdu ses dernières 



44 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

illusions, et il n'avait pu les perdre qu'à la suite d'un 
second voyage. Ce voyage, qui s'imposait, est d'ail- 
leurs prouvé par deux documents contemporains : 
le premier est un contrat^ retrouvé par l'abbé Faillon 
dans les archives du greffe de Villemarie, et qui 
prouve que, à la date du 6 août 1671, La Salle reçut, 
à crédit, de Migeon de Branssat, « procureur fiscal)), 
des marchandises variées pour une somme de 454 
livres tournois : pourquoi La Salle aurait-il fait cette 
acquisition de marchandises, sinon pour les échan- 
ger contre des vivres avec les sauvages, qui ne con- 
naissaient pas d'autre monnaie ? Le second est une 
lettre de Talon au roi^ du 2 novembre 1671, où on 
lit ce qui suit : « Le sieur de La Salle n'est pas 
« encore de retour de son voyage fait au côté du 
« sud de ce pays. » Puisque l'explorateur était à 
Villemarie le 6 août 1671, il ne peut donc s'agir ici 
que d'un nouveau voyage, évidemment entrepris dans 
le but de découvrir le Mississipi. 

C'est encore à V Histoire de La Salle que nous em- 
pruntons le récit de ce voyage : Après avoir gagné 
par rOhio le lac Erié, qui n'en est séparé que par un 
portage do six à sept lieues, il s'embarqua sur ce 
lac « qu'il traversa vers le nord, remonta la rivière 
« qui produit ce lac, passa le lac d'Eau salée (autre- 
« ment dit iac Saint Clair) ^1), entra dans la mer 
Douce (lac Huron), doubla la pointe de terre qui 
« sépare cette mer en deux et, descendant du nord 

(i) C'est La Salle qui a baptisé ainsi ce lac, ou plutôt il lui 
donna le nom de Sainte-Claire, dont on a fait Saint- Clair. 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 4^ 

« au sud, laissant à l'ouest la baie des Puants, 
« reconnut une baie incomparablement plus large, 
« au fond de laquelle, vers l'ouest, il trouva un très 
« beau havre et, au fond de ce havre, un fleuve qui 
t va de l'est à l'ouest. Il suivit ce fleuve et, étant 
€ arrivé jusqu'environ le 280e degré de longitude et 
t le 39^ degré de latitude, trouva un autre fleuve qui 
t se joignant au premier, coulait du nord-ouest au 
» sud-est. 11 suivit ce fleuve jusqu'au 36^ degré de 
« latitude, où il trouva à propos de s'arrêter, se con- 
« tentant de l'espérance presque certaine de pou- 
* voir passer un jour, en suivant le cours de ce 
« fleuve, jusqu'au golfe du Mexique et n'osant pas, 
t avec le peu de monde qu'il avait, hasarder une 
« entreprise dans le cours de laquelle il aurait pu 
« rencontrer quelques obstacles invincibles aux 
« forces qu'il avait. » Pour compléter ce récit, nous 
dirons que, si l'explorateur fit route, à l'aller, par la 
Checagou, dont l'embouchure forme, au sud-ouest 
du lac Michigan, le havre dont il vient d'être ques- 
tion, il trouva, au retour, par la brar'iche méridio- 
nale de l'IUinois et le fleuve des Miamis (1), une 
autre voie fluviale, plus longue, mais plus sûre et 
praticable en toute saison. La Checagou, il est vrai, 
n'était, en temps ordinaire, séparée delà Divine que 
par un portage d'une lieue et demie à deux lieues ; 
mais, en temps de sécheresse, elle était réduite, 
ainsi que la Divine, à un mince filet d'eau ; par con- 
tre, au moment des pluies, la plaine intermédiaire 

(1) Aujourd'hui le Saiat-Joseph< 



46 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

était inondée et les deux rivières paraissaient se 
continuer l'une l'autre, d'où vient sans doute que le 
nom de Checagou était donné à Tune comme à l'au- 
tre ; mais alors la violence des courants contrariait 
la navigation. Disons encore que La Salle était de 
retour à Montréal à la date du 18 décembre 1672 : 
c'est, en effet, celle que porte un nouveau contrat, 
passéà Villemarie,par lequel il s'engageait à acquit- 
ter, au mois d'août suivant^ la dette contractée par 
lui envers Migeon et dont il n'avait pu se libérer pour 
des raisons faciles à comprendre. 

Si le récit qu'on a lu plus haut est vrai, pas de 
doute possible : c'est La Salle qui a découvert le 
iMissjssipi : or, ce récit est tiré d'un manuscrit ano- 
nyme du xvii^ siècle, divisé en deux parties, la pre- 
mière intitulée : Entretiens de Cavelier de La Salle sur 
ses onze premières années en Canada; la seconde : His- 
toire de La Salle. Grâce aux recherches érudites d'un 
infatigable compilateur, M. Margry, nous connais- 
sons aujourd'hui le nom de l'auteur ; c'est l'abbé aca- 
démicien Renaudot, dont nous parlerons ailleurs 
plus longuement : « Je trouvai moyen, dit-il, decon- 
« naître ce gentilhomme (La Salle) et d'avoir avec 
« lui dix ou douze conférences, la plupart avec des 
* amis très intelligents et dont la plupart ont beau- 
« coup de mémoire. » Il ajoute qu'il écrivit sur le 
champ, mais en particulier, les choses qu'on est le 
plus sujet à oublier, comme les dates et les noms, et 
composa ensuite son mémoire, qu'il soumit à ses 
amis. Ceci se passait en 1678 : c'est la date qu'il 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 47 

donne lui-même, et il suffit de lire le manuscrit pour 
s'assurer qu'elle est exacte ; l'authenticité, d'ailleurs, 
n'en est pas contestée, tant elle est incontestable ! 
Mais on met en doute la véracité de l'auteur ; il était, 
dit-on, prévenu contre les Jésuites; sans doute, il 
n'avait pas de bien vives sympathies pour eux, pas 
plus que le clergé français d'alors, pas plus que La 
Salle, qui déjà avait eu à s'en plaindre sérieusement : 
est-ce une raison pour mettre en doute sa sincérité? 
L'année précédente, le comte de Frontenac, gouver- 
neur du Canada, n'avait- il pas adressé à Colbert un 
long réquisitoire relevant à la charge des Jésuites 
des faits autrement graves que ceux relatés dans le 
manuscrit ? Comment admettre, d'ailleurs, qu'il ait 
pu inventer ce qu'il rapporte, notamment plusieurs 
détails personnels à La Salle lui-même? Il est donc 
bien certain que l'auteur du manuscrit tient tout ce 
qu'il rapporte de La Salle, qu'il s'est borné à repro- 
duire ce qui l'avait le plus intéressé dans leurs cau- 
series, et que celles-ci ont eu heu en 1678, lors du 
second voyage que fit l'explorateur en France. 

De son côté, La Salle n'a point menti : Ce que noua 
savons du caractère de La Salle suffit pour faire 
écarter une pareille supposition. Il est, d'ailleurs^ 
facile de prouver qu'il n'a rien inventé. Commençons 
par montrer que c'est lui qui a découvert l'Illinois : 
qu'on se figure sur le lac Michigan un voyageur 
cherchant à atteindre le Mississipi, qui n'aurait d'au- 
tres renseignements sur le grand fleuve que ceux 
recueillis de la bouche des sauvages ou empruntés 



48 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

à la carte de Jolliet : il saurait que ce fleuve est à 
l'ouest, que, au sud-ouest du lac, il trouvera l'em- 
bouchure d'une petite rivière par laquelle il pourra 
gagner un affluent du Mississipi : n'est-il pas évi- 
dent que ce sera cette direction qu'il prendra ? Or, 
en 1679, La Salle, qui se propose de gagner le Mis- 
sissipi et qui n'a pas fait de voyage de ce côté depuis 
1672^ donne rendez-vous à ses hommes, non pas au 
sud-ouest, mais au sud-est du lac Michigan, à l'em- 
bouchure du fleuve des Miamis, aujourd'hui le Saint- 
Joseph ; il les y précède même et y fait bâtir un fort, 
dont il avait déjà annoncé la construction dans une 
lettre adressée de Québec à l'abbé Renaudot et datée 
du 31 octobre 1678. Puis, il remonte ce fleuve, qui 
vient de l'est, c'est-à-dire prend une direction diamé- 
tralement opposée à celle qui paraît logiquement la 
bonne : ne faut-il pas pour cela qu'il sache — et il 
ne peut l'avoir appris que par lui-même — que la 
source du Théakiki, ou Kankakee, la branche infé- 
rieure de riUinois et la plus importante, se trouve à 
une très faible distance du Miamis? Ne faut-il pas 
qu'il sache que cette rivière est navigable pour des 
canots à cent pas de sa source? Que, par contre, la 
Checagou, la rivière chère à Jolliet, est à sec en été, 
torrentueuse dans la saison des pluies, et que, même 
quand elle est navigable, elle laisse toujours à faire 
un long portage ? Ne faut-il enfin qu'il ait exploré 
cette vaste et riche vallée où il demandera bientôt la 
permission de s'établir, non pour y faire fortune, 
mais pour s'y préparer à de nouvelles découvertes ? 



HISTOIRE DE CAVELTER DE LA SALLE 49 

L^intrépide explorateur alla plus loin encore : il 
pénétra jusqu'au cœur de la vallée même du Missis- 
sipi : que lit-on, en eftet, dans le manuscrit de l'abbé 
llenaudot, qui est, ne l'oublions pas, de 1G78 ? que 
La Salle ayant suivi unfîeuvc (l'Illinois) « jusqu'en- 
viron le 280*' degré de longitude et le 39" degré de 
latitude, trouva un autre tîeuve qui, se joignant au 
premier, coulait du nord-ouest au sud-est i : qu'on 
veuille bien consulter une carte et l'on verra que, en 
effet, après avoir reçu PlUinois, le Mississipi décrit 
une courbe très prononcée dans la direction de l'est; 
comment La Salle aurait-il pu indiquer si exacte- 
ment la direction de cette partie de son cours, s'il 
ne l'avait explorée lui-même? Ce n'est pas de Jolliet 
qu'il pouvait tenir ces renseignements, puisque ce 
dernier avait toujours dit jusque-là que le grand 
fleuve coulait constamment du nord au sud, puisque 
sur sa carte, il lui donne en effet cette direction, 
même au sud du confluent de l'Illinois. 

Malheureusement, La Salle eut le tort de ne pas 
donner assez de publicité à ces découvertes ; il n'était, 
d'ailleurs, qu'à moitié satisfait du résultat de son 
voyage : d'abord, il n'avait pas trouvé le « passage 
à la Chine » ; il avait au contraire acquis la certitude 
qu'il n'existait pas. Ensuite, découvrir et même 
explorer un cours d'eau était peu de chose pour lui ; 
l'important était d'en prendre possession en cons- 
truisant des forts, en fondant des établissements sur 
ses rives; comme il ambitionnait cette gloire, il est 
possible qu'il se soit tu par prudence, pour ne pas 



50 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

donner l'éveil à des rivaux. Mais il ne garda pas la 
même discrétion à l'égard du comte de Frontenac (1) 
qui, Tannée suivante, lui confia des missions impor- 
tantes et le recommanda à la cour « pour ses hautes 
« actions dans le Canada », c'est-à-dire dans l'Amé- 
rique du Nord. En 1675, lors de son premier voyage 
en France^ il entretint également de ses découvertes 
Colbert et Louis XIV, qui lui décernèrent des lettres 
de noblesse, le nommèrent gouverneur du fort de 
Frontenac et, plus tard, lui accordèrent le monopole 
du commerce dans la vallée de l'Illinois, monopole 
vainement sollicité par Jolliet. A l'appui de ses dires, 
il produisit des cartes, peut-être celles dont il est 
question dans une lettre écrite, en 1756, par Made- 
leine Cavelier, sa nièce : « Aussytôt, Monsieur, votre 

• lettre rescue, j'ai cherché une occasion sûre pour 
t vous anvoyé les papiés de M. de La Salle. Il y a 

• des cartes que j'ai jointe à ces papiés qui doive 
« servir à prouvé que, en 1675, M. de La Salle avet 

• déjà fet deux voyage en ces découveite » 11 es 

bien regrettable que ces cartes aient été perdues, 
d'autant plus que l'explorateur ne crut pas devoir 
publier de relation de son voyage; c'était une faute, 
ainsi qu'il ne tarda i)as à le comprendre : quand il 
revint au Canada, il entendit répéter de tous côtés 
que Jolliet avait découvert le Mississipi; il apprit que 
les Jésuites, pour fêter le retour de son rival à Qué- 
bec, avaient fait sonner les cloches et chanter un 

(1) Gouverneur du Canada; il avait succédé à de Gourcelles, 
en 1672. 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 5l 

Te Deum; et pourtant il n'avait pas, lui non plus, atteint 
son but, qui était également la découverte de la mer 
de Chine ; mais ses habiles amis et lui savaient se 
borner! La Salle protesta; malheureusement, il était 
bien difficile de remonter le courant de l'opinion; 
cependant il n'eut pas de peine à faire comprendre au 
comte de Frontenac que le Mississipi de Jolliet 
n'était autre que la grande rivière nommée par lui 
fleuve Colbert et dont il l'avait déjà entretenu. 

Le gouverneur se fit l'écho de ses légitimes pro- 
testations dans une lettre à Colbert, qui est de l'année 
1677 : a Sur cet avis, dis-je, du dessein de M. de La 
t Salle, les Jésuites ont résolu de faire demander 
« eux-mêmes cette concession (celle de l'IUinois), 
« pour les sieurs Jolliet et Leber, gens qui leur sont 
I entièrement acquis, et le premier desquels ils ont 
tant vanté par avance, quoiqu'il n'ait voyagé 
qu'après le sieur de La Salle, lequel même vous 
témoignera que la relation du sieur Jolliet est 
fausse en beaucoup de choses. » Mais, dira-t-on, 
Frontenac est en contradiction avec lui-même, puis- 
que, dans une lettre du 11 novembre 1674, il avait 
écrit au ministre ce qui suit : « Le sieur Jolliet, que 
« M. Talon m'a conseillé d'envoyer à la découverte 
« de la mer du Sud, lorsque j'arrivai de France, en 
• est do retour depuis trois mois et a découvert des 
« pays admirables et une navigation si aisée par les 
« belles rivières qu'il a trouvées que, du lac Ontario 
« et du fort Frontenac on pourrait aller en barque 
« jusque dans le golfe du Mexique, et croit que, par 



Sa HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

« les rivières qui, du côté de l'ouest tombent dans la 
f Grande Rivière qu'il a trouvée, qui va du nord au 
« sud et qui est aussi large que celle de Saint-Lau- 
« rent vis-à-vis Québec, on trouverait des commuui- 
« cations qui mèneraient à la mer Vermeille et à la 
« Californie. » Ces deux lettres ne sont contradic- 
toires qu'en apparence. La Salle avait sur la Grande 
Rivière des idées personnelles, complètement diffé- 
rentes de celles de JoUiet : pour lui, qui cherchait 
avant tout une voie de communication entre le lac 
Michigan et la mer, la Grande Rivière était celle qui 
conduisait le plus directement du fond de ce lac au 
golfe du Mexique. C'est ainsi qu'il écrivait à l'abbé 
Renaudot, dans sa lettre du 31 octobre 1678 : « De là 
• (du fort de Conti ou du Niagara) il y a cinq cents 
« lieues de navigation jusqu'au lieu où on est allé 
» commencer le fort Dauphin, d'où il n'y a plus qu'à 
« descendre le grand fleuve de la baie du Saint- 
« Esprit pour arriver au golfe du Mexique. » La 
Salle considère donc l'illinois comme le cours supé- 
rieur du Grand Fleuve; rappelons-nous, en effet, 
comment en parle, d'après lui, l'auteur des Entre- 
tiens : « Il trouva un fleuve qui va de Test à l'ouest 
t (c'est l'illinois); il suivit ce fleuve et trouva un 
t autre fleuve (c'est le Mississipi), qui, se joignant 
« au premier, coulait du nord-ouest au sud-est. » 
Remarquons que, pour La Salle, c'est le Mississipi 
qui se jette dans l'illinois, manière de voir qui s'ex- 
plique d'autant mieux que les deux cours d'eau, au 
moment de se réunir^ paraissent à peu prés égaux 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 53 

en largeur. En rendant compte à Frontenac de son 
voyage de 1671-1672, il avait donc dû lui dire à peu 
prés ceci : que, au sud ou sud-ouest du lac Michi- 
gan, il avait découvert un fleuve qui coulait d'abord 
approximativement de Test à l'ouest et qui, après 
avoir reçu un autre fleuve, obliquait brusquement 
vers le sud ou le sud-est; cela est d'autant plus vrai- 
semblable que, dans une lettre du 29 septembre 1680, 
La Salle donne encore au Mississipi 1« nom de 
rivière des Illinois ; dès lors, on comprend facilement 
que Frontenac, quand Jolliet lui parla de sa grande 
rivière, qui coulait du nord au sud et se trouvait à 
l'ouest du lac Michigan, n'ait pas reconnu celle dont 
La Salle lui avait jadis parlé. Du reste celui-ci n'au- 
rait pu lui dire qu'il avait découvert le Mississipi : à 
cette époque, en eff'et, le nom d'un même cours 
d'eau variait suivant les peuples qui habitaient sur 
ses bords et qui avaient chacun leur idiome : le Mis- 
sissipi actuel ne portait ce nom, d'origine outaouaise, 
que dans la traversée des pays occupés par les 
Outaouais, c'est-à-dire jusqu'au confluent de l'Illi- 
nois ; au-dessous, il devenait le Meschasipi ou Père 
des Eaux, plus bas, le Missouri, ou Père des Peu- 
ples, etc. D'autre part, La Salle n'aimait guère les 
dénominations indigènes et leur substituait presque 
toujours des noms français : c'est ainsi qu'il donna 
aux lacs Ontario^ Erié et Michigan les noms respec- 
tifs de Frontenac, Conti, Dauphin ; à l'Ohio, celui de 
Baudrane ou de Saint-Louis ; à la grande artère de 



54 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

rAmérique du Nord, celui de fleuve Colbert, ou de 
rivière de la baie du Saint-Esprit. 

Résumons-nous : au-dessous du confluent du 
Mississipi et du Missouri, coule vers le golfe du 
Mexique un des plus beaux fleuves du monde, 
qui n'est plus ni l'Illinois, ni le Missisepe des 
Outaouais, ni même le Missouri, le plus important 
et le plus long de ces trois cours d'eau, mais que sa 
situation géographique condamnait à n'être exploré 
qu'après les deux autres : le premier, La Salle a 
pénétré jusqu'à ce fleuve géant par l'Illinois et l'a 
exploré jusqu'au delà du 37" degré de latitude ; après 
lui, deux autres Français, Jolliet et Marquette, l'ont 
atteint par le Missisepe proprement dit et l'ont des- 
cendu trois degrés plus bas que La Salle; ce sont eux 
qui ont fait prévaloir le nom barbare (1) sous lequel 
il est connu aujourd'hui et qui ne peut nous faire 
oublier le nom si français de Colbert, que lui avait 
donné La Salle. 

(1) Jolliet voulut le baptiser « fleuve Buade», en l'honneur de 
Frontenac, qui était Comte de Buade ; mais comme ce nom ne 
pouvait prévaloir contre celui de Colbert, les Jésuites et leurs amis, 
plutôt que d'accepter le nom donné par^a Salle, préférèrent reve- 
nir à l'ancien. 



IV 
La Salle et le Comte de Frontenac. 

La politique d'expansion coloniale, — La politique coloniale de 
Louis XIV. — La Salle eu mission. — Construction du fort de 
Katarokouy. — Mécontentement et violences de Perrot, sous- 
gouverneur de Montréal. — Evasion de La Salle. — L'abbé de 
Fénelon prend le parti de Perrot. — Un sermon de l'abbé de 
Fénelon. — Protestation publique de La Salla. — Poursuites 
judiciaires contre Fénelon : dépositions de La Salle. — La Salle 
en France : il est anobli et nommé gouverneur du fort de 
Katarokouy. 

La Salle se reposait ae ses fatigues à Montréal, 
chez Jacques Leber, qui devait devenir dans la suite 
un de ses rivaux et de ses ennemis, quand, au com- 
mencement de 1673, il fut invité à se mettre à la dis- 
position du nouveau gouverneur du Canada, le 
comte de Frontenac, qui venait de remplacer de Cour- 
celles ; ce dernier avait demandé son rappel, ainsi 
que Talon, tous les deux sous prétexte de mala- 
die, bien qu'ils ne fussent malades ni l'un ni l'autre : 
la vérité, c'est qu'ils ne pouvaient s'entendre, le 
gouverneur étant, dit l'historien Paillon, jaloux du 
t grand crédit » de son intendant (1). Frontenac 

(1) Jean Talon a été appelé avec raison le • Richelieu du Canada» 
et « le second fondateur de la colonie ». Son retour au Canada 
était vivement désiré par tous les habitants, sauf peut-être par les 
Jésuites, et il semble que l'intention de Louis XIV ait été d'abord de 
l'y renvoyer, puisqu'il ne fut remplacé qu'en 1673. Après son 



56 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

résolut de continuer la politique inaugurée par Talon 
et qui pouvait se résumer ainsi : Au dedans, s'oppo- 
ser aux empiétements des Jésuites et défendre con- 
tre eux le pouvoir temporel ; au dehors, soumettre 
à l'influence française tous les territoires de l'Améri- 
que septentrionale non occupés par les Européens. 
Déjà, dans ce dernier but, Talon avait envoyé Dau- 
mont de Saint-Lusson prendre possession solennel- 
lement des régions avoisinant les lacs Huron et Supé- 
rieur ; sous ses auspices encore, un autre gentil- 
homme français, du nom de Saint-Simon, était allé, 
avec le Père Jésuite Albanel, explorer les côtes de 
la baie d'Hudson, sur lesquelles furent arborées les 
armes du roi de France. Mais, pour mener à bien 
ce projet grandiose, il fallait tenir en respect les 
Iroquois, toujours remuants, et le seul moyen d'y 
arriver était de s'établir fortement sur le lac Ontario. 
C'est pour cela que de Courcelles et Talon avaient 
projeté de construire un fort à l'est de ce lac et que 
le premier y avait fait un voyage quelque temps 
avant son rappel : « Je suis fortement persuadé, 
t écrivait Talon au roi, que si on fait un établisse- 
« ment sur le lac Ontario, on tiendra les Iroquois 
c dans le devoir et le respect plus aisément, avec 
f 100 hommes, si Sa Majesté approuve que je 

retour en France, il occupa successivement les charges de premier 
valet de chambre du roi, de secrétaire du cabinet et de capitaine 
du château royal de Marimont. De plus, en récompense des services 
qu'il avait rendus à la colonie, il fut anobli par Louis XIV, avec 
le litre de comte d'Orsainville. 



p 



HISTOIRE DE CAVELIER DE L:V SALLE 5^ 



t fasse un petit bâtiment en forme de galère, qui 
I puisse aller à voiles et à rames, se faire voir 
< en tous les endroits du lac par lesquels ces barba- 
« res font tout leur commerce. » Pour l'intelligence 
des dernières lignes, il faut dire que les Iroquois 
se rendaient chaque année au nord des lacs Onta- 
rio et Erié, où ils faisaient leurs chasses ; là, ils 
achetaient aux Outaouais quantité de pelleteries, 
qu'ils allaient échanger avec profit dans les colo- 
nies anglaises et hollandaises, où les objets 
d'échange importés des métropoles étaient affran- 
chis de tout droit. Comme les Iroquois étaient obli- 
gés de passer, tant en revenant qu'en allant, 
soit par l'ouest, soit car l'est du lac Ontario, on 
comprend quels avantages devait assurer à la colo- 
nie la réalisation des projets de Talon, non-seule- 
ment au point de vue politique, mais encore au 
point de vue commercial. Frontenac reprit ces pro- 
jets pour son compte et, à peine arrivé, se mit à 
faire des préparatifs de voyage : t M. de Courcel- 
t les vous parlera, écrivait-il à Colbert le 2 novem- 
« bre 1672, d'un poste qu'il avait projeté sur le lac 

Ontario, qu'il croit devoir être de la dernière 
€ nécessité pour empêcher les Iroquois de porter 
c aux Hollandais les pelleteries qu'ils vont chercher 
t chez les Outaouais et les obliger de nous les 
€ apporter, comme il est juste, puisqu'ils viennent 
t faire leurs chasses sur nos terres. Cet établisse- 

1 ment appuierait même la mission que MM. de 
t Montréal ont déjà à Kenté... » Frontenac insiste 



58 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

sur ces deux motifs, qu'il savait être agréables à 
Colbert, le premier, pour des raisons faciles à com- 
prendre, le second, parce que l'un des missionnai- 
res de Kenté, M. d'Urfé, était le cousin-germain de 
Mademoiselle d'Allègre, la plus riche héritière du 
royaume, alors recherchée en mariage par le mar- 
quis de Seignelay. 

Mais il se garda bien de parler de ses projets 
d'expansion coloniale ; il savait que la cour y était 
opposée ; le roi, qui avait besoin de toutes ses for- 
ces et de toutes ses ressources en Europe, ne vou- 
lait plus faire aucun sacrifice pour le Canada. 
Comme le régiment de Carignan-Salières avait été 
rappelé, Frontenac demanda qu'on renvoyât au 
moins quelques soldats : Impossible, répondit Col- 
bert, aguerrissez les habitants « en les for- 
ï mant en compagnies et en leur faisant faire 
« l'exercice le plus souvent possible ». Autrement 
dit, arrangez-vous comme vous pourrez ; mais ne 
demandez rien, t L'intention de Sa Majesté, écrivait 
« encore Colbert à Frontenac, le 17 mai 1674, n'est 
I pas que vous fassiez de grands voyages en remon- 
« tant le Saint-Laurent, ni même qu'à l'avenir les 
« habitants s'étendent autant qu'ils ont fait par le 
< passé. Au contraire, elle veut que vous travailliez 
« incessamment, et pendant tout le temps que vous 
t demeurerez en ce pays-là, à les resserrer, à les 
« assembler pour composer et pour former des 
t villes et des villages et leur donner plus de facilité 
t pour se bien défendre. Fn sorte que, quand même 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 69 

€ l'état des affaires de l'Europe serait changé, 
f par une bonne et avantageuse paix à la gloire et à 
t la satisfaction de Sa Majesté, elle estime beau- 
« coup plus utile à son service de vous appliquer à 
« bien faire défricher et bien habiter les endroits les 
tt plus fertiles, les plus proches de la mer et 
« de la communication avec la France, et non pas 
« de pousser au loin des découvertes au-dedans des 
« terres, dans des pays si éloignés qu'ils ne peuvent 
t être habités ni possédés par des Français. » 

Quand Frontenac reçut cette lettre, il avait déjà 
fait son voyage ; celui-ci, en effet, eut lieu dans 
le courant de l'été de l'année 1673. Connaissant les 
dispositions de la Cour, il avait pris les devants 
pour la mettre en présence du fait accompli ; dés le 
commencement du printemps, il avait envoyé Tordre 
aux habitants de Québec, des Trois-Rivières et de 
Montréal de lui fournir des hommes et des canots. 
Il lui fallait quelqu'un connaissant bien le pays et les 
indigènes pour négocier avec les Iroquois, les ras- 
surer sur ses intentions et les amener à lui envoyer 
des députés à un rendez-vous sur le lac Ontario, 
rendez-vous qui fut d'abord fixé à Kenté ; personne 
ne lui parut plus capable de mener à bien cette déli- 
cate mission que La Salle ; celui-ci n'hésita pas à 
s'en charger. Il partit de Villemarie, dés que le dégel 
eut rendu les cours d'eau à la navigation, et se diri- 
gea sur Onnontagué, grande bourgade iroquoise 
située prés de la source de l'Ohio et qui passait pour 
être le centre commercial et politique des Cinq 



60 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

Nations. Les Iroquois éprouvaient, paraît-il, une 
certaine répugnance à se rendre à Kenté : ils se 
disaient jaloux de la préférence que Onontio (le gou- 
verneur) semblait accorder aux sauvages de Kenté, 
en faisant de cette bourgade le lieu du rendez -vous. 
Néanmoins, La Salle, par son habileté, décida deux 
cents des plus anciens et des plus considérables à 
l'accompagner, pour assurer Onontio de leur sou- 
mission. 11 s'était déjà mis en route avec eux, quand 
il apprit, par un courrier, que le rendez-vous était 
fixé, non plus à Kenté, mais à Katarokouy (1), sur 
la rive gauche du Saint-Laurent et à sa sortie du lac 
Ontario. Ce changement de destination n'était point 
pour déplaire à La Salle ; peut-être même l'avait-il 
provoqué par les avis qu'il avait envoyés au comte 
de Frontenac. Toujours est-il que Katarokouy, situé 
dans une presqu'île, entre deux anses, dont l'une for- 
mait un superbe bassin naturel, offrait, pour la cons- 
truction du fort projeté, un emplacement beaucoup 
plus favorable que Kenté, éloigné du Saint-Laurent 
d'une vingtaine de lieues. 

C'est là que le Comte de Frontenac mit pied à 
terre, le 12 juillet 1673, après un heureux voyage, 
au cours duquel il avait été acclamé par tous les 
Français du Canada, sauf par les Jésuites, qui 
avaient même essayé, en lançant de fausses nouvel- 
les, de le forcer à retourner sur ses pas. 11 reçut 
solennellement les députés des nations iroquoises, 

(1) Aujourd'hui Kingston. 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 6l 

qui jurèrent fidélité à la France et, selon la coutume 
des sauvages, offrirent des présents, comme gages 
de leur sincérité. De son côté, le gouverneur accom- 
pagna ses harangues de présents et, par ses actes 
aussi bien que par ses discours, il s'efforça de leur 
donner une haute idée de la France et du christia- 
nisme. Pendant ce temps, des ouvriers déployaient 
une activité extraordinaire pour la construction 
d'un fort, dont le plan avait été tracé par le gouver- 
neur lui-même : les uns abattaient des arbres, 
d'autres les équarrissaient, d'autres enfin creusaient 
des tranchées ; les Iroquols s'en retournèrent, 
moins encore enchantés de l'accueil qu'ils avaient 
reçu qu'émerveillés de la rapidité avec laquelle ils 
avaient vu avancer les travaux. Quand, le 27 juillet, 
Frontenac se rembarqua à son tour, il laissa à La 
Salle le soin de veiller à l'achèvement du fort, dont 
les frais de construction s'élevèrent à environ 10,000 
livres. L'explorateur se consacra à ses nouvelles 
fonctions d'ingénieur et d'architecte avec d'autant 
plus de zèle qu'il voyait dans ce fort un poste 
avancé, d'où il pourrait bientôt se lancer à de nou- 
velles découvertes. 

Mais les habitants de Montréal ne voulurent voir 
dans cet établissement qu'un comptoir de commerce 
destiné à leur faire une concurrence ruineuse ; 
celui d'entre eux qui afficha le plus ouvertement son 
dépit fut le sous-gouverneur lui-même, Perrot, qui 
croyait n'avoir rien à craindre, parce qu'il était bien 
apparenté : neveu, par sa femme, de Talon, à qui il 



62 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

devait sa place, il était en outre le frère du curé de 
Montréal et le beau-frére de l'abbé de Bretonvilliers, 
supérieur général de l'Ordre de Saint-Sulpice ; grâce 
à ces deux derniers, il était assuré de la protection des 
seigneurs de l'île. Malheureusement, dit l'abbé Pail- 
lon, il était hautain et violent ; cet historien ajoute 
même qu'il n'avait qu'un but : celui de s'enrichir. Il 
établit un comptoir dans une île du fleuve, appelée 
de son nom île Perrot, où il faisait, par l'entremise 
d'un sieur de Brucy^ son agent, ie commerce des 
liqueurs fortes avec les sauvages, bien que ce com- 
merce fût défendu par l'évéque à tous les laïques ; 
de plus, ajoute Paillon, « il délivrait des congés à 
« des individus, ses affidés, tant de Villemarie que 
« des lieux circonvoisins, pour aller, sous prétexte 
« de chasse, faire la traite dans les bois », ce qui 
était défendu par les ordonnances du roi ; « il souf- 
c( frit même que presque tous les soldats de la gar- 
t nison désertassent Montréal et s'enfuissent dans 
« les bois, sans se mettre en peine de les faire pour- 
« suivre, ni même de donner avis de leur désertion au 
« gouverneur général. Bien plus, comme plusieurs 
« de ces soldats s'étaient rendus coupables de vols 
« envers des habitants de Villemarie, Perrot, pour 
« empêcher qu'on ne les poursuivît dans les bois, 
délivra aux particuliers volés des billets écrits de 
« sa main par lesquels il s'engageait à les rembour- 
« ser, ce qu'il fit, sans doute dans l'espérance de 
t retirer de ces déserteurs son argent avec usure, 
< par l'autorisation qu'il leur donnait d'aller courir 



HISTOIRE DE GAVELIER DE LA SALLE 63 

« les bois, ne les employant presque à autre chose ». 
Frontenac, comme c'était son devoir, fit des répri- 
mandes à Perrot, qui promit d'observer désormais 
les ordonnances du roi, notamment en ce qui con- 
cernait les coureurs des bois. Mais, loin de tenir sa 
promesse, il couvrit de sa protection un certain 
sieur de Carion, qui avait donné asile chez lui à 
quelques-uns de ces aventuriers, et menaça d'em- 
prisonnement le juge qui avait ouvert une informa- 
tion. Frontenac averti, pour ne pas laisser impuni 
cet acte de rébellion, envoya trois de ses gardes, 
sous la conduite du lieutenant Brizard, pour arrêter 
Carion. Perrot riposta en faisant emprisonner Bri- 
zard, qu'il relâcha cependant le lendemain, la nuit 
ayant porté conseil. 

Mais, avant de repartir pour Québec, le lieutenant 
Brizard eut soin de rédiger un procès-verbal de son 
arrestation, qu'iL fit signer par des témoins, dont 
Jacques Leber et Cavelier de La Salle. Perrot, 
ayant eu connaissance de ce procès-verbal, entra 
dans une violente colère et fit emprisonner immédia- 
tement Leber. Il n'osa prendre la même mesure à 
l'égard de La Salle, « retenu, dit Faillon, par la 
« considération de M. Cavelier, son frère, prêtre du 
« séminaire, fort estimé dans cette maison », et se 
contenta de faire surveiller la demeure où il habitait. 
La Salle s'aperçut de cette surveillance et, sachant 
qu'il avait tout à redouter du caractère violent de 
Perrot, il sauta, la nuit, par dessus le mur de clô"* 
ture, se sauva à Québec et mit le gouverneur au cou- 



64 HISTOIRE Ï)E CAVELIER DE LA SALLE 

l'ant de ce qui s'était passé. Perrot, se sentant sou- 
tenu, ne se déconcerta point: il osa aller lui-même à 
Québec pour tenter de se justifier aux yeilx de 
Frontenac, qui le lit arrêter. 

Chose incroyable ! dans cette affaire, où tous les 
torts étaient du côté de Perrot, les Sulpiciens prirent 
parti pour ce dernier, notamment Tabbé de Féne- 
lon ; et pourtant celui-ci, lorsque le gouverneur 
s'était naguère arrêté à Montréal, se rendant au lac 
Ontario, avait fait de lui un éloge pompeux, du haut 
de la chaire paroissiale : c'est qu'il croyait alors, 
comme ses confrères, que le fort projeté serait 
construit à Kenté, où il avait fondé une mission. 
Grand fut le dépit des Sulpiciens, quand ils appri- 
rent que le gouverneur avait changé d'avis ; on dis- 
simula tout d'abord ; mais on se promit de mettre à 
profit la première occasion qui se présenterait pour 
prendre une revanche : c'est ce qui expHque pourquoi 
Fénelon se déclara ouvertement pour l'indigne Per- 
rot, qu'il accompagna même à Québec, mais sans 
oser se présenter avec lui chez le gouverneur du 
Canada ; cependant, ayant appris l'emprisonnement 
de son protégé, il tenta en sa faveur une démarche 
qui n'eut aucun succès. Il revint à Montréal, décidé 
à porter la lutte sur un autre terrain. 

i Le jour de Pâques était venu, dit l'abbé Faillon ; 
t il y avait, selon l'usage, une grande affluence à la 
t messe solennelle et, parmi les assistants au nom- 
« bre de prés de 600, se trouvait La Salle ; ce fut 
€ l'abbé Perrot, curé de la paroisse, qui officia, 



HISTOIRE DE CAVELIBR DE LA SALLE 65 

« assisté entre auties de l'abbé Jean Cavelier. Après 
a l'évangile, Fénelon monta en chaire, et, prenant 
« pour texte ces paroles de l'évangile de Saint-Jean, 
« annonça qu'il parlerait de la double nécessité de 
« mourir avec J.-C. et de ressusciter avec lui. » Dans 
la deuxième partie,il arriva.pardestransitions plus ou 
moins habilement ménagées, à parler de ceux qui 
sont revêtus de l'autorité temporelle et dit : « Que le 
€ magistrat, animé de l'esprit de J.-C. ressuscité, 
« avait autant d'exactitude à punir les fautes commi- 
t ses contre le service du Prince que de fidélité à 
« pardonner celles qui attaquaient sa propre per- 
« sonne ; qu'il était plein de respect pour les minis- 
t très de l'autel et ne les maltraitait point, lorsque, 

• pour s'acquitter de le^ir devoir, ils tâchaient de 
. réconcilier les ennemis et d'établir la paix partout ; 
« qu'il ne se faisait pas de créatures qui le louassent 

• et n'opprimait pas, sous des prétextes spécieux, 
«• les personnes revêtues aussi de l'autorité et qui, 
€ servant le même Prince, s'opposaient à ses entre- 
« prises ; qu'il faisait servir son pouvoir à maintenir 
« l'autorité du monarque, et non à son propre avan- 

• tage ; que, regardant les sujets comme ses enfants 
« et les traitant en père, il se contentait des gratifi- 
« cations qu'il recevait du Prince, sans troubler le 
« commerce du pays, ni sans maltraiter ceux qui 
« ne le mettaient pas en part de leurs bénéfices; 
« qu'enfin il ne vexait point les peuples par des 

• corvées extraordinaires et injustes, pour ses pro- 
« près intérêts, en interposant le nom du Monar* 



66 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

« que, qui n'entendait pas qu'on les molestât de la 
« sorte. » 

Jamais on n'avait fait un abus plus criant de la 
liberté de la chaire : les allusions étaient d'une trans- 
parence voulue et si claires que personne ne pouvait 
s'y tromper. Un homme se leva hardiment pour pro- 
tester, au nom du gouverneur et en son nom person- 
nel, car il était visé aussi. Ce fut La Salle, dont l'at- 
titude énergique et les gestes de dénégation firent 
impression sur le prédicateur lui-même, qui, paraît- 
il, changea de couleur. Il y eut un moment de trouble 
et de désarroi dans le camp des Sulpiciens qui, 
voyant l'effet produit sur les assistants par les pro- 
testations éloquentes, quoique muettes, de La Salle, 
se hâtèrent, aussitôt la messe finie, de lui dépêcher 
son frère pour l'assurer que la Communauté était 
entièrement étrangère à ce sermon et qu'elle en désa- 
vouait l'auteur. 

Mais les Sulpiciens se ressaisirent vite : d'abord 
Fénelon, qui avait quitté le séminaire pour la forme, 
aggrava ses torts, en faisant signer à plusieurs habi- 
tants de Montréal une pétition en faveur de Perrot ; 
ensuite ses confrères, comptant sur l'appui des 
Jésuites, qui détestaient Frontenac, appui qui, en effet, 
ne leur fit pas défaut, résolurent de le soutenir et de 
tenir tête au gouverneur. Celui-ci, poussé à bout, 
provoqua une enquête : de nombreux témoins furent 
entendus par les commissaires enquêteurs, entre 
autres La Salle, qui fit, le 2 et le 7 mai 1674, deux 
dépositions exemptes de toute réticence, comme de 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 67 

toute exagération. Elles furent accablantes pour 
Fénelon. Ouvrons ici une parenthèse pour dire 
que ce dernier, cité devant le Conseil souverain de 
Québec, récusa ses juges, sous prétexte qu'il ne 
relevait que de la juridiction ecclésiastique, qu'il 
répondit aux questions qu'on lui posait en s'asseyant, 
en se couvrant et même en affectant d'enfoncer son 
chapeau sur sa tête. Frontenac dut en référer au roi : 
Fénelon fût simplement rappelé en France ; Perrot, 
également rappelé, fut enfermé pendant quelques 
mois à la Bastille, puis renvoyé au Canada. Quant 
au gouverneur, comme récompense de sa fermeté et 
de son zèle à faire respecter l'autorité civile et les 
ordonnances royales, il* reçut... une lettre de blâ- 
me ! 

La Salle n'avait pas attendu la fin de l'affaire : il 
s'était embarqué pour la France, emportant des let- 
tres de recommandation du Comte de Frontenac, qui 
écrivit encore à Colbert, le 14 novembre 1674 : « Je 
• ne puis, Monseigneur, que je ne vous recommande 
« le sieur de La Salle, qui passe en France et qui est 
« un homme d'esprit et d'intelligence et le plus capa- 
« blc que je connaisse ici pour toutes les entreprises 
« et découvertes qu'on voudra lui confier, i Présenté 
à la cour par le prince de Conti, qui s'était déclaré 
son protecteur, il parut si bien mériter les éloges qui 
l'y avaient précédé que le roi lui décerna, le 13 mai 
1675, des lettres de noblesse : «... Comme nous 
« sommes informés, y était-il dit, des bonnes actions 
« que font journellement les peuples du Canada^ soit 



68 HISTOIRE DE «^AVELIER DE LA SALLE 

f en réduisant ou disciplinant les sauvages, soit en 
« se défendant contre leurs fréquentes insultes et 
« celles des Iroquois, et enfin en méprisant les plus 
c grands périls pour étendre jusqu'au bout de ce 
t nouveau monde notre nom et notre empire, nous 
f avons estimé qu'il était de notre justice de distin- 
« guer par des récompenses d'honneur ceux qui se 
« sont le plus signalés, pour exciter les autres à mé- 
« riter de semblables grâces. A ces causes, désirant 
« traiter favorablement notre cher et bien-aimé 
I Robert Cavelier, sieur de La Salle, pour le bon et 
« louable rapport qui nous a été fait des bonnes 
<r actions qu'il a faites dans le pays de Canada (c'est- 

à-dire dans l'Amérique septentrionale), où il s'est 
i établi depuis quelques années, et pour autres con- 
« sidérations à ce nous mouvant, et de grâce spé- 
f ciale, pleine puissance et autorité royale. Nous 
« avons anobli et, par ces présentes signées de notre 
« main, anoblissons et décorons du titre et qualité de 

1 noblesse ledit sieur Cavelier, etc.. • Le même 
jour, le roi le nomma gouverneur du fort de Kataro- 
kouy, en lui donnant, outre la propriété du fort, celle 
des îles voisineis et d'une longue et large banlieue. 
En retour, La Salle s'engageait à rembourser au 
comte de Frontenac les avances qu'il avait faites pour 
la construction du fort, à y entretenir une garnison 
au moins aussi nombreuse que celle de Montréal et, 
durant les deux premières années, 15 ou 20 ouvriers 
pour le défrichement des terres, à donner des conces- 
sions de terrains et à attirer le plus grand nombre 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 69 

possible de sauvages, enfin à bâtir une église dans 
les six ans et, en attendant, à entretenir un ou deux 
Récollets. Par reconnaissance pour le gouverneur 
du Canada, La Salle donna au fort le nom de 
Frontenac, sous lequel il est déjà désigné dans l'ar- 
rêt et les lettres patentes du 13 mai 1675. 

La fortune semblait sourire au jeune Rouennais : 
sa famille, fiére de lui, se montra non moins bien 
disposée que la cour à son égard et lui avança une 
partie de l'argent dont il avait besoin. 



V 

La Salle sur le lac Ontario. — Second 
voyage en France. 

Retour de La Salle au Canada : une intrigue amoureuse. — 
Reconstruction du fort Frontenac. — Essais de colonisation. 
— Une revue du gouverneur. — Intrigues des Jésuites. — Nou- 
veaux projets de La Salle. — Second voyage en France : il sol- 
licite l'autorisation de s'établir dans la vallée de l'Illinois. — 
Nouvelles intrigues des Jésuites et extorsions de Bellinzani. — 
Triomphe de La Salle. 

La Salle se rembarqua peu de temps après pour 
le Canada. 11 arriva à Québec dans les premiers 
jours d'octobre 1675. C'est pendant son séjour dans 
cette ville qu'il aurait failli être victime d'une intri- 
gue amoureuse, dans laquelle l'amour n'aurait été 
qu'un prétexte ; l'héroïne en fut la femme du rece- 
veur des droits du roi, Bazire, qui était très lié avec 
les Jésuites. Celui-ci était, dit-on, allé complimenter 
La Salle à sa descente du bateau et l'avait presque 
forcé à accepter l'hospitalité chez lui ; Madame 
Bazire « belle et dévote des Jésuites », aurait cher- 
ché à séduire son hôte, et aurait poussé les choses 
presque aussi loin que certaine Egyptienne, restée 
célèbre dans les annales de la galanterie indiscrète. 
Mais, moins recommandable encore, elle aurait cédé 
surtout au désir de compromettre et de faire tomber 
dans un piège un adversaire des Révérends Pères ; 



^2 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLK 

il y a certainement un fond de vérité là-dessous ; 
mais il est possible que La Salle se soit trompé sur 
le mobile qui faisait agir la belle Canadienne, d'au- 
tant plus qu'il avait tout ce qu'il fallait pour inspirer 
une passion profonde, surtout à une jeune femme 
romanesque. 

Quoi qu'il en soit, s'il n'y eut pas de scandale pu- 
blic, la chose ne resta pas cependant ignorée de 
tout le monde : On lit, en effet, dans V Histoire de La 
Salle : « Vers le même temps (peu après Pinstalla- 
« tion de La Salle au fort Frontenac), un habitant de 
« Québec, vint en France (où se trouvait alors l'abbé 
t Jean Cavelier), dire à l'aîné de M. de La Salle que 
« ce gentilhomme avait corrompu, dans Québec, une 
c femme qu'il lui nomma, quel'évêque ne la lui avait 
t pu faire quitter et qu'il l'avait emmenée avec lui 
t dans son fort d'une manière très scandaleuse... 
a Cette nouvelle le mit dans une étrange inquiétude, 
ï sur laquelle il ne trouva pas d'autre expédient que 
celui d'aller sur les lieux, soit pour retirer son 
« frère de cette débauche prétendue, soit pour s'as- 
i surer de son innocence... Il partit donc et, n'ayant 
« trouvé personne à Québec qui sût aucune nou- 
« velle de cette débauche imaginaire, il passa jus- 
t qu'au fort Frontenac pour s'assurer entièrement 
« sur ce qui lui pouvait rester de doute, et il n'y 
i trouva qu'une famille bien réglée, des instructions 
« fréquentes et son frère fort assidu à tous les 
t exercices, pour donner l'exemple à toute la 
t famille. » 



HISTOIRE D? CAVELIER DE LA SALLE "jô 

Il est évident qu'il s'agit dans les deux cas de la 
même femme ; après l'enquête de l'abbé Jean Cave- 
lier, on ne peut mettre en doute que La Salle se soit 
conduit en honime d'honneur : il avait trop de droi- 
ture pour trahir un hôte et c'est cette droiture 
qui l'aurait sauvé, si réellement on lui eût tendu un 
piège. 

Ce qu'il y a de certain, c'est que La Salle eut des 
relations d'affaires avec Bazire et que ce fut entre 
ses mains qu'il versa la somme de 10.000 livres des- 
tinée à rémunérer le Comte de Frontenac des frais 
faits à Katarokouy : ce versement fut effectué le 
10 octobre 1675, en môme temps que le versement 
d'une autre somme due à Bazire lui-même « pour 
aliments, bardes et canots ». Le 12, La Salle fut, 
selon l'expression consacrée, « reçu au gouverne- 
ment du fort » par le comte de Frontenac. Il partit 
ensuite pour le lac Ontario, emmenant avec lui des 
ouvriers. Il commença par faire démolir la circon- 
vallation de bois « qui^ n'avait que 60 toises de tour 
« et n'était que de terre soutenue d'une forte palis- 
« sade ». Au mois d'août 1676, il jeta les fonde- 
ments d'un nouN'^au fort, de 360 toises de tour, qui 
devait être défendu par quatre bastions ; il l'entoura 
d'un rempart de 17 pieds d'épaisseur, soutenu par 
une forte muraille de 21 pieds de haut ; ce fort était 
situé à l'extrémité d'une presqu'île, à l'est de laquelle 
une anse profonde offrait un refuge sûr aux canots et 
aux barques (1) ; il n'était accessible que par un 

(1) Voir plus liaut, page 60. 



74 HISTOIRE DE CAVÈLIER DE LA SALLE 

isthme, d'un bout à l'autre duquel La Salle fit ouvrir, 
dans le roc, une tranchée de douze pieds de profon- 
deur. Il fit ensuite construire des logements, pour 
lui, pour les Récollets, pour les soldats, pour « les 
gens de travail », qui furent un moment au nombre 
de plus de 80 ; puis, de superbes magasins, où il 
rassembla neuf petites pièces de canon, des armes, 
des munitions, des vivres et des marchandises. De 
ses chantiers de construction sortirent bientôt quatre 
barques pontées, dont deux de vingt-cinq tonneaux, 
une de trente et une de quarante, qui sillonnèrent le 
lac Ontario dans tous les sens : ainsi se trouvaient 
réalisés, et au-delà, les projets de Jean Talon. Pour 
arriver à ce résultat, La Salle avait dépensé 44.521 
livres. 

Il fit des concessions d'îles et de terrains aux Pères 
Récollets, au sieur de La Forêt, au sergent Ayson, à 
d'autres encore ; autour du fort,1.000 oul.200arpents 
de terres défrichées par ses soins furent livrés à la 
culture ; deux groupes d'habitations se formèrent, 
qui devinrent bientôt deux villages : l'un comptait une 
douzaine de familles françaises et l'autre, plus de 
cent familles de sauvages, qu'on initia à tous les 
secrets de l'agriculture et de l'élevage. Une église fut 
construite, où les chrétiens entendaient la messe 
tous les dimanches et, s'ils le voulaient^ tous les 
jours de la semaine. Les Récollets faisaient le caté- 
chisme aux enfants et leur apprenaient la langue 
française. Enfin, La Salle o ne souffrait ni ivrogne- 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE ^5 

« ries ni désordres », tant parmi ses compatriotes 
que parmi les indigènes. 

L'historien Faillon, d'ordinaire si exact et si bien 
renseigné, prétend que, lors d'une visite faite à Kata- 
rokouy, le 16 septembre 1677, le comte do Frontenac 
n'y trouva,' outre le gouverneur, le Major (1) La 
Forêt, deux Pères Récollets et quelques autres, que 
quatre colons français : les nommés Curaillon, Jean 
Michaud, Jacques de la Métairie et Mathurin Gré- 
goire, dont deux seulement avaient femme et en- 
fants : or, nous avons sous les yeux le compte rendu 
de la revue passée par le gouverneur au fort Fron- 
tenac, à la date indiquée plus haut, et nous voyons 
figurer sur la liste des, habitants, en plus des per- 
sonnes déjà désignées, seize soldats et dix-neuf 
manœuvres : voilà ce que Faillon appelle « quelques 
autres ». Il est vrai que treize d'entre eux étaient 
absents pour des raisons de service ; mais était-ce 
un motif pour ne pas en tenir compte ? Ajoutons que 
cette revue n'eut guère lieu qu'un an après que La 
Salle fut entré en jouissance de sa concession. 

Les Jésuites qui avaient deviné ses projets, firent 
tout leur possible pour ruiner son établissement : 
ils commencèrent par provoquer un arrêt du con- 
seil souverain de Québec interdisant à tous les Fran- 
çais de porter des marchandises chez les sauvages ; 

(1) C'était le litre que portait le commandant du fort. On 
sait que c'est de ce mot latin que vient notre mot français 
Maire. 



•j6 HISTOIRE DE CAVELÏER DE LA SALLE 

La Salle, ne pouvant aller les trouver chez eux, les 
attira chez lui. Les Jésuites insinuèrent alors aux 
Iroquois que le fort de Frontenac était une formida- 
ble machine de guerre dirigée contre eux ; en même 
temps, ils faisaient courir, à Québec, le bruit que les 
Iroquois se préparaient à reprendre les armes et ils 
écrivaient même à La Salle de se tenir sur ses gar- 
des ; celui-ci, qui était en relations quotidiennes avec 
les sauvages et qui n'avait remarqué aucun change- 
ment dans leurs dispositions, comprit qu'on cher- 
chait à amener une brouille entre eux et lui et ne 
tomba pas dans le piège. Peu de temps après, il 
faillit être empoisonné par une salade, dans laquelle 
une main criminelle avait mélangé de la cigûe et du 
vert-de-gris ; il resta malade cinquante jours, vomis- 
sant presque continuellement, et ne dut son salut 
qu'à sa robuste constitution. L'auteur de cette tenta- 
tive d'empoisonnement fut découvert : c'était un de 
ses ouvriers, Nicolas Perrot, surnommé Joli-Cœur ; 
comme il ne pouvait avoir aucun sujet de méconten- 
tement, beaucoup crurent que Perrot avait été l'ins- 
trument des Jésuites, La Salle tout le premier. Plus 
tard, à la suite d'une entrevue avec l'évêque, il 
déclara qu'il avait dû se tromper, déclaration qui doit 
faire foi, bien qu'elle n'ait pas été spontanée. Mais, si 
les Jésuites ne trempèrent point dans ce crime, ce dont 
tout le monde ne fut pas bien convaincu, ils furent 
certainement les instigateurs d'un complot qui ne 
tendait à rien moins qu'à faire déserter les hommes 
de La Salle et, par suite, à lui faire retirer son pri- 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE J7 

vilége : un Récollet du fort étant allé voir un Jésuite 
en mission dans les environs, celui-ci lui recom- 
manda chaudement et le pria de faire agréer à La 
Salle un jeune homme du nom de Deslauriers, qui 
souhaitait, disait-il, d'entrer au service de Fexplora- 
teur : le désir du postulant fut exaucé ; pendant 
quinze jours il eut une conduite exemplaire ; au bout 
de ce temps, un beau matin, on s'aperçut qu'il s'était 
enfui pendant la nuit, avec un domestique et six sol- 
dats, qu'il avait réussi à débaucher; ils étaient partis 
avec les canots, qu'ils avaient chargés de marchan- 
dises et de munitions. La Salle prit avec lui quel- 
ques hommes et alla se poster dans un défilé, où il 
supposait que les déserteurs devaient passer ; il ne 
s'était pas trompé; il les vit bientôt arriver; mais il 
ne put les décider à se rendre ; il fut même couché 
en joue par un des fugitifs : c'était fait de lui, si un 
de ses hommes n'avait abattu le misérable d'un coup 
de mousquet. Les autres parvinrent à s'enfuir ; La 
Salle les poursuivit jusqu'au village des Iroquois, où 
ils furent enfin repris, à l'exception de Deslauriers, 
qui échappa d'abord à toutes les recherches ; on 
soupçonna qu'il était caché dans la maison du Père 
Jésuite, son protecteur : c'est là qu'il fut, en effet, 
découvert, couché sur une planche suspendue au- 
dessous du lit. La Salle écrivit à l'évêque pour se 
plaindre de la conduite du Révérend Père et lui 
envoya en même temps deux lettres de ce der- 
nier, accablantes pour leur auteur ; mais l'affaire fut 
étouffée. 



j8 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

Si La Salle n'avait eu d'autre but que de s'enri- 
chir, il serait resté au fort de F'rontenac, où il pou- 
vait réaliser 25.000 livres de bénéfices par an et où 
les Jésuites auraient peut-être fini par le laisser tran- 
quille ; mais il avait une ambition plus haute : il n'as- 
pirait à rien moins qu'à découvrir l'embouchure du 
Mississipi et à conquérir pour la France, pacifique- 
ment autant que possible, la vaste et fertile vallée de 
ce fleuve. Pour cela, deux routes s'off'raient à lui, 
qu'il connaissait également bien : la première, par 
rOhio, mais avec un long portage à faire pour se 
rendre du lac Ontario à ce cours d'eau ; la seconde, 
par les grands lacs, avec un portage au Niagara ; 
c'était la plus longue; mais, depuis la chute du Nia- 
gara jusqu'au fond du lac Michigan, les grandes 
barques à voiles pouvaient naviguer et évoluer à leur 
aise ; de plus, cette route conduisait, par PlUinois, 
au cœur même de la vallée du Mississipi. Après de 
longues hésitations^ La Salle se détermina pour cette 
dernière. 

Il prit le parti de solliciter du roi l'autorisation de 
s'établir dans la vallée de l'illinois et se décida, au 
mois de novembre 1677, à passer en France pour 
soutenir lui-même sa requête : il demandait, outre la 
confirmation de ses droits sur le fort de Frontenac, 
a la permission de faire à ses dépens les deux éta- 
f blissements qui restaient à faire, l'un à l'entrée du 
« lac Erié, l'autre à la sortie de celui des Illinois ; 
« la seigneurie des terres qu'il découvrirait et qu'il 
« peuplerait, à la charge que celles qu'il n'aurait pas 



HISTOIRE DE CAVKLIER DE LA SALLE "jQ 

« faithabiter dans vingtansne relèveraient pas de lui ; 
a la propriété de toutes les terres défrichées, que les 
« sauvages abandonneraient de bon gré, comme ils 
« le faisaient quelquefois^ et la qualité de gouver- 
« neur dans lesdits pays », La Salle s'engageait à 
descendre leMississipi jusqu'à la mer et à trouver 
pour les vaisseaux du roi un havre qui, dans sa pen- 
sée, ne devait être autre que l'embouchure du grand 
fleuve. D'autre part, il s'obligeait à ne faire aucun 
commerce avec les Outaouais, sur les lacs Nipissing, 
Huron, Supérieur, dans la baie des Puants, c'est-à- 
dire chez les peuples qui faisaient leur commerce 
avec le Canada, pour ne pas porter préjudice à ses 
compatriotes de Québec et de Montréal. 

Arrivé en France, La Salle fit demander une 
audience à Colbert; le ministre était peu disposé à 
seconder les vues de La Salle ; déjà, il avait refusé à 
Jolliet l'autorisation d'aller s'établir, avec vingt 
hommes, dans le pays des Illinois : o Sa Majesté, 
« avait-il écrit à Frontenac, ne veut point accorder 
« au sieur Jolliet la permission qu'il demande... Il 
« faut multiplier les habitants du Canada avant que 
« de penser à d'autres terres. » Le but avoué de Jol' 
liet était de fonder une colonie ; son but secret était 
d'accaparer le commerce de la vallée do l'IUinois ; 
en réalité, il n'était, cette fois encore, qu'un instru- 
ment entre les mains des Jésuites, qui voulaient pré- 
venir les desseins de leur rival. Ce premier échec ne 
les découragea point : l'un d'eux, le Père Raguenau, 



8o HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

venu tout exprés du Canada en France, répandit le 
bruit dans l'entourage du roi et de Colbert que La 
Salle, dont il annonçait la visite prochaine, était fou 
« à mettre aux Petites Maisons », si bien que Col- 
bert refusa de le recevoir. Mais le tenace Normand 
n'était pas plus facile à décourager que ses adver- 
saires. Il se décida à s'adresser à Bellinzani, direc- 
teur du commerce et ancien intendant de Mazarin, 
quoique son intervention lui eût déjà coûté 8.000 
livres en 1675. Cette fois, le digne protégé de Maza- 
rin se montra plus exigeant encore ; comme La Salle 
hésitait, il le menaça de faire échouer toutes ses dé- 
marches etmêmedelui faireôter le gouvernement du 
fort de Frontenac, s'il faisait le récalcitrant. La Salle 
dut se résigner à lui souscrire deux billets de 6.000 
livres chacun. Admis à ce prix auprès de Colbert, il 
lui prouva facilement qu'il n'était pas fou et finale- 
ment obtint ce qu'il demandait. Les nouvelles lettres 
patentes furent signées à Saint-Germain-en-Laye, le 
22 mai 1678. Toutefois, pour entrer en possession 
de ces précieuses lettres, l'explorateur dut se sou- 
mettre à de nouvelles exigences de Bellinzani, qui 
avait été chargé de leur expédition et qui ne consen- 
tit à les lui remettre que contre le versement d'une 
somme de 4.000 Hvres. 

Enfin, La Salle était arrivé à son but, au prix de 
quelle persévérance et de quels sacrifices! on vient de 
le voir. Il allait donc pouvoir s'établir, en dépit des 
Jésuites et des intrigants de toute robe, dans cette 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 01 

admirable vallée de rilliiiois, non pas pour en exploi- 
ter à son profit les richesses naturelles, mais pour 
en taire, en quelque sorte, son centre d'opérations 
et le point de départ de ses futures entreprises. 



VI 
Les ennemis et les amis de La Salle. 

Les Jésuites. — Les Sulpiciens. — Les Récollets. — Les abbés 
Renaudot et Rernoii. — Les hommes politiques. — Les spécula- 
teurs cl les commerçants. — Désintéressement et grandeur 
d'âme de La Salle. — Rapports de La Salle avec ses hommes. 
— 11 se fait craindre des débauchés et des pillards. — Il se 
fait aimer des honnêtes gens. — Les déserteurs et les fidèles : 
Touty. 

Nous touchons à la période, sinon la plus dramati- 
que, du moins la plus activé at la plus féconde en résul- 
tats, de la vie de La Salle ; il va se trouver plus que 
jamais aux prises avec l'ambition des uns, la jalousie 
des autres, les convoitises de toute sorte, si bien que 
l'on a pu dire avec raison que ce ne fut pas parmi les 
sauvages, mais parmi ses compatriotes, qu'il rencon- 
tra ses adversaires les plus dangereux. Heureuse- 
ment, des amitiés fidèles et durables opposèrent leur 
contrepoids à ces haines intéressées ; c'est ici le lieu 
de passer en revue les amis et les ennemis du décou- 
vreur et de rechercher les mobiles auxquels ils obéi- 
rent les uns et les autres. 

D'abord, La Salle eut pour ennemis les Jésuites, 
dont il contrecarrait les projets par ses entreprises 
et qui voyaient avec dépit s'évanouir leurs rêves de 
gloire et de domination : l'arrivée de Talon et de 
Courcelles, avec des ordres précis dont ils surent si 



84 HISTOIRE DB CAVELIER DE LA SALLE 

bien s'acquitter, surtout le premier, avait déjà porté 
un coup funeste à leur ambition ; voyant que le 
Canada proprement dit leur échappait, ils s'effor- 
cèrent d'en circonscrire les limites, espérant établir 
leur domination sur les immenses contrées qui res- 
taient à découvrir à l'ouest; dans ce but ils tirent 
persuader au roi et à Colbert que l'intérêt bien 
entendu de la colonie exigeait qu'on s'appliquât, non 
pas à en reculer les limites, mais à défricher et à 
peupler les territoires occupés ; ils réussirent d'autant 
plus facilement à leur faire adopter ces idées que le 
roi n'était rien moins que disposé à faire des sacri- 
lices pour les colonies ; il se souciait peu de ce qu'on 
pensait de lui dans les wigwams des sauvages ; il 
importait beaucoup plus à son orgueil qu'on eût une 
haute opinion de sa grandeur dans les cours souve- 
raines de l'Europe et, pressentant les guerres futu- 
res, il voulait garder toutes ses forces et toutes ses 
ressources à sa disposition. Les Jésuites s'étaient 
donc repris à espérer ; un dernier obstacle se 
dressait devant eux, et cet obstacle, c'était La 
Salle : ils cherchèrent à le briser. Nous les avons 
déjà vus à l'œuvre ; ils vont redoubler d'activité et de 
perfidie : à Michillimackimack, les émules des Pères 
FréminetRaguenau essayeront d'ameuter les sauva- 
ges contre La Salle et de lui débaucher ses hommes ; 
à Sainte-Marie-du-Sault, ils donneront asile à plu- 
sieurs d'entre eux, poussés à la désertion par leurs 
intrigues. De ces dangereux adversaires, le plus 
redoutable sera le Père d'AUouez, prêtre fanatique 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SAL.LE 85 

qui, alors qu'il sollicitait du Père Provincial la faveur 
d'être désigné pour faire partie des missions du 
Canada, s'exprimait ainsi dans une sorte de confes- 
sion publique : « Si je suis assez malheureux pour 
« n'y pas aller, c'est que mes péchés et nommément 

• mes péchés d'orgueil me rendent indigne d'une 
« si sainte mission... » Ce qui ne l'empêchait pas de 
s'écrier un peu plus loin : « Qui que ce soit qui pré- 

• tende me détourner de ma chère mission, je lui 

• répliquerai avec ces paroles de mon divin maître : 
fl Retire-toi de moi, Satan, car tu ne goûtes pas les 
c choses de Dieu ; mais tu parles en homme. » Il 
résumait admirablement la pensée de ses confrères 
et la sienne, quand il disait : « L'ancienne France 
« est bonne pour concevoir de fervents désirs ; la 
« nouvelle, pour les exécuter. • D'abord mission- 
naire chez les Iroquois, il parvint ensuite à s'insinuer 
dans les bonnes grâces des Miamis, qui habitaient 
au sud-est et au sud du lac Michigan, entre les Iro- 
quois et les Ilhnois. Il vit avec dépit La Salle s'éta- 
blir chez ces derniers et vivre en bonne intelligence 
avec eux. Il chercha par tous les moyens à faire 
naître la discorde entre les Français et les indigènes : 
il fut l'âme d'un complot fameux, dont nous parle- 
rons plus loin, qui eut pour résultat de pousser à la 
désertion une partie des hommes de La Salle et de 
rendre les autres suspects à leurs alHés, les Illinois. 
Peu satisfait de ce demi-succès, il poussa les Miamis 
à se joindre aux Iroquois pour faire aux Illinois une 
guerre d'extermination, dans laquelle il espérait bien 



8ê HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

que La Salle et ses compagnons seraient enveloppés, 
ce qui faillit en effet arriver, ainsi que nous le ver- 
rons par la suite. Lorsque, plus tard, les Jésuites, 
par de nouvelles intrigues, eurent fait rappeler en 
France leur redoutable adversaire, le Père d' Allouez, 
après son départ, alla s'installer chez les Illinois, 
pensant que l'explorateur n'y reviendrait jamais ; il 
n'y revint point, en effet ; mais quelques-uns de ses 
compagnons de voyage furent plus heureux; en 
arrivant au fort Saint-Louis des Illinois, bien décidés 
à cacher le plus longtemps possible la mort de leur 
chef, ils annoncèrent que celui-ci était resté en arrière 
et qu'il n'allait pas tarder à les rejoindre ; en enten- 
dant cela, le Jésuite parut très inquiet, dit un témoin 
digne de foi, et bientôt on apprit qu'il avait déguerpi, 
sans tambour ni trompette, preuve évidente qu'il ne 
tenait pas à affronter la présence de La Salle et qu'il 
eût été fort embarrassé de répondre à certaines 
questions que celui-ci n'eût pas manqué de lui 
poser. 

Moins hostiles que les Jésuites, les Sulpiciens de 
Villemarie furent cependant peu favorables à La 
Salle : ils avaient voulu en faire leur homme-lige, 
leur JoUiet, et ils ne pouvaient lui pardonner d'avoir 
repris son indépendance ; ils l'avaient vu, d'un mau- 
vais œil, vendre sa seigneurie de Montréal ; depuis, 
il s'était permis de se séparer de Dollier pour aller 
découvrir l'Ohio, réalisant ainsi les grands projets 
qu'ils avaient formés. Il avait encore aggravé ses 
torts, à leurs yeux, en prenant le parti de Frontenac 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 8;7 

contre Fénelon. Mais, de tous les Sulpicieiis, celui 
dont il eut le plus à se plaindre fut son propre frère, 
I l'abbé Jean Cavelier : quoique docteur en théologie, 
I ce prêtre avait des vues assez bornées ; il était, sinon 
avare, du moins très pratique. Il essaya de détourner 
son frère de ses projets de découvertes, l'enga- 
geant à se cantonner dans son fief de Frontenac, 
pour s'y enrichir. N'ayant pu y réussir, il exigea le 
remboursement des avances qu'il lui avait faites, en 
son nom et au nom de la famille ; en 1679, alors que 
l'explorateur était déjà dans la vallée de l'Illinois, il 
fit opérer, de concert avec d'autres créanciers, la sai- 
sie des pelleteries emmagasinées au fort de Fronte- 
nac, qui furent transportées à Montréal et de là à 
Québec, pour y être vendues ; un arrêt du conseil 
souverain, rendu en novembre 1679, lui alloua, sur 
le produit de la vente, une somme de 14.999 Hvres. 
Plus tard, quand La Salle, égaré sur les côtes du 
golfe de Mexique, faisait une tentafive suprême pour 
atteindre le Mississipi, l'abbé Cavelier, abusant de 
la condescendance que, malgré tout, son frère avait 
pour lui, fit charger les cinq chevaux dont dispo- 
sait l'expédition de tous ses effets et de tous ses vête- 
ments, au nombre d'une dizaine, sans vouloir consi- 
dérer que ses compagnons de route risquaient de 
succomber sous le poids des provisions et des muni- 
tions indispensables, qu'il leur fallait porter eux- 
mêmes. Un dernier trait achèvera de le peindre : à 
son retour à Montréal, il apprit la révocation de l'é- 
dit de Nantes : or, parmi ses compagnons de voyage, 



88 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

se trouvait un protestant ; l'abbé Ca\ elier l'invita sur 
le champ à abjurer ses erreurs ; ses arguments 
furent sans doute irrésistibles, car l'abjuration eut 
lieu solennellement quelques jours après, dans 
l'église de Villemarie : c'est probablement la seule 
conversion que l'abbé Jean Cavelier ait jamais 
faite! 

Ce fut parmi les ecclésiastiques que La Salle ren- 
contra le plus de malveillance et d'hostilité ; ce fut 
aussi parmi eux qu'il trouva le plus de dévouement 
et d'amitié vraie : sa piété droite et sincère était de 
nature à lui concilier les sympathies de tous ceux 
qui ne s'inspiraient que de l'intérêt de la religion. , 
C'est ainsi qu'il eut pour collaborateurs et amis les 
Récollets, qui avaient été les premiers missionnaires 
du Canada et que le roi autorisa à y retourner en 
1669. D'abord tenus à l'écart par l'évêque, ils obtin- 
rent bientôt, grâce à l'appui du comte de Frontenac, 
les mêmes privilèges que les autres ecclésiastiques; 
en 1677, deux d'entre eux figurent sur la liste des 
habitants du fort de Katarokouy, les Pères Luc et 
Louis. Ce dernier est resté célèbre sous son nom 
patronymique de Hennepin ; sa piété, qui semblait 
aussi sincère qu'elle se montrait ardente, et ses 
manières onctueuses ne tardèrent pas à lui attirer 
de vives sympathies ; marcheur infatigable, en dépit 
de son apparence chétive, avide de nouveaux hori- 
zons, il avait la passion des voyages; il était toujours 
par monts et par vaux, sa chapelle sur le dos, dévo- 
rant l'espace. 11 fut envoyé par la Salle avec deux 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 89 

autres Français, Michel Accault et le Picard (1), 
pour explorer le cours supérieur du Mississipi. Mal- 
heureusement le Père Louis avait un défaut : sous 
son humilité apparente, il cachait une grande vanité 
et, comme les vices se plaisent, dit- on, en famille, il 
devint menteur, mais menteur jusqu'à s'attribuer, 
dans un livre publié en Hollande longtemps après 
la mort de La Salle, et dédié à Guillaume d'Orange, 
la gloire d'avoir descendu le Mississipi jusqu'à son 
embouchure, ce qu'il n'a jamais pu faire croire à 
personne, pas même à lui. Comme il ne connaissait 
pas les contrées que baigne ce fleuve dans son cours 
inférieur, il n'hésita point, pour combler cette lacune, 
à recourir au plagiat, comme il avait déjà fait, en 
1683, pour sa Description de la Louisiane. La Salle 
l'avait bien jugé, quand il écrivait de lui • qu'il avait 
une disposition à parler plus conformément à ce qu'il 
voulait qu'à ce qu'il savait ». Aussi refusa-t-il de 
l'emmener dans sa dernière expédition. Heureuse- 
ment, le Père Hennepin fut une exception parmi les 
Récoilets : moins originales,maisplus dignes et plus 
franches, nous apparaissent les figures de plusieurs 
de ses confrères, qui partagèrent jusqu'à leur mort 
les fatigues et les périls de La Salle : le Père Gabriel 
de La Ribourde, qui fut tué par les sauvages sur 
les bords de l'Illinois, les Pères Zénobe Membre et 
Maxime Leclercq, qui périrent, autres victimes des 
sauvages, non loin des rivages du golfe du Mexi- 

(1) Son véritable nom était Gay; on l'appelait ordinairement le 
Picard, parce qu'il était originaire de la Picardie. 



go HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

que. N'oublions pas non plus le Père Anastase 
Douay, qui accompagna l'explorateur dans sa der- 
nière expédition, dont il fut l'un des rares survi- 
vants et dont il a écrit l'histoire. 

Si maintenant nous suivons La Salle en France, 
nous l'y voyons fréquemment en compagnie de deux 
vénérables ecclésiastiques, les abbés Renaudot et 
Bernou. 

Le premier, membre de l'Académie française et de 
l'Académie des Inscriptions, fut un des plus remar- 
quables érudits du xviF siècle : comme orienta- 
liste, il se signala par de savants travaux ; comme 
théologien, il publia divers ouvrages très appréciés 
de ses contemporains; comme journaliste, il écrivit 
de nombreux articles pour la Gazette^ fondée par son 
aïeul, le fameux Théophraste Renaudot ; il rédigea 
même, sur les affaires de Rome, d'Angleterre et 
d'Espagne, des Mémoires^ qui eurent les honneurs de 
la lecture dans les conseils du roi. Il fut lié avec les 
hommes les plus illustres du temps, le prince de 
Conti, le grand Arnauld, Bossuet, Boileau, qui lui 
dédia son épître sur l'Amour de Dieu^ et dont il con- 
tribua à faire éditer les œuvres posthumes. On a vu 
plus haut qu'il fut l'auteur des Entreliens de La Salle 
et de V Histoire de La Salle. 

Le second, l'abbé Bernou, fut aussi un savant et 
un homme de bien : il fit paraître de nombreux arti- 
cles dans la Gazelle et le Mercure Galanl et joua un 
rôle important dans les affaires temporelles et spiri- 
tuelles de la seconde moitié du xvn« siècle. Il rédi- 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 9I 

gea, d'après les lettres de La Salle, la plupart des 
relations qui furent présentées au roi pour appuyer 
les requêtes de l'explorateur, quMl soutint non seu- 
lement de sa plume, mais encore de son crédit et 
de son argent. 

La Salle, dont la devise était : toujours plus loin ! 
eut naturellement pour protecteurs et amis les hom- 
mes politiques qui, comme lui, rêvaient de faire de 
l'Amérique du Nord une vaste colonie française : 
d'abord l'habile intendant Jean Talon (1), qui resta 
trop peu de temps au Canada; la protection qu'il 
accorda à La Salle les honore tous les deux. Un 
autre partisan de la politique d'expansion coloniale 
fut le comte de Frontenac, au moins pendant son 
premier gouvernement, qui dura de 1672 à 1682; 
c'est ainsi qu'il commençait une lettre célèbre adres- 
sée à Colbert, en 1677 : « Depuis qu'il a plu au roi 
« de défendre les congés, comme je ne me suis plus 
« vu tant d'occupations au dehors^ où je travaillais 
a à faire de nouvelles découvertes et à frayer le che- 
a min pour entreprendre de nouveaux établisse- 
« ments, en quoi j'espère que mes services auront 
« eu le bonheur de ne pas vous déplaire, j'ai tra- 
« vaille plus particulièrement à examiner le dedans 
« du Canada et l'état de cette colonie, que vous favo- 
€ risez de votre protection... i Lui aussi fut en butte 
à la haine des Jésuites, contre qui il soutint énergi- 
quement les droits de l'autorité temporelle et dont il 
ne craignit pas de dévoiler les menées et les projets. 

(l) Voir note^ pa^^e 55. 



92 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

D'abord bien vu et aduié des Sulpiciens, il s'attira 
ensuite leur ressentiment pour n'avoir pas voulu 
sacrifier les intérêts généraux de la colonie aux 
leurs propres. Désireux d'étendre l'influence fran- 
çaise par des découvertes et des conquêtes pacifi- 
ques, il comprit que nul, plus que La Salle, n'était 
propre à seconder ses vues; ils avaient les mêmes 
idées sur la politique à suivre, les mêmes desseins 
et, par suite, les mêmes ennemis : c'est là qu'il faut 
chercher le secret de leur liaison. On a prétendu que 
le gouverneur avait fait payer à l'explorateur sa pro- 
tection et son amitié : rien de moins prouvé; c'est 
même un Jésuite qui s'est chargé de répondre à cette 
allégation : le Père de Charlevoix, en effet, a dit du 
comte de Frontenac qu'on ne l'accusa jamais d'être 
intéressé. On a prétendu encore qu'il s'était associé 
avec La Salle pour faire le commerce de pelleteries : 
cela n'est pas impossible : ouvertement ou par l'en- 
tremise d'intermédiaires, tout le monde trafiquait, au 
Canada : les particuliers, les ecclésiastiques et notam- 
ment les Jésuites, dont on a pu dire qu'ils étaient 
plus occupés de la conversion du castor que de celle 
des sauvages, les officiers civils et militaires, géné- 
ralement mal payés, les gouverneurs eux-mêmes, 
qui, à cette époque, ne recevaient que 3,000 livres 
d'appointements par an ; Frontenac fit probablement 
comme avaient fait ses prédécesseurs, comme firent 
ses successeurs; il eut certainement avec La Salle 
des rapports financiers autres que ceux dont la ces- 
sion du fort primitif de Katarokouy fut l'occasion : 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE gS 

un document de 1678 fait mention d'un prêt de 13,000 
livres, consenti par le comte au découvreur^, prêt qui 
constituait une véritable mise de fonds dans l'entre- 
prise de La Salle ; comme il est certain que ce prêt 
ne fut pas fictif, on ne saurait voir là qu'une opéra- 
tion financière, légitimée par l'usage et par le con- 
sentement tacite de la cour. Ajoutons que, si l'éner- 
gique gouverneur fut rappelé en 1682, grâce aux 
efforts combinés de ses ennemis et aussi parce qu'il 
dissimulait mal ses préférences pour une politique : 
coloniale opposée à celle de la cour, Louis XIV ren- 
dit solennellement hommage à sa probité, non moins 
qu a ses talents d'administrateur, en le renvoyant, 
dix ans après, au Can?da. 

Dans leur lutte haineuse contre Frontenac et La 
Salle, les Jésuites furent secondés par l'intendant 
Duchesneau et par le successeur de Frontenac, le 
général comte de La Barre. Nous ne parlerons pas 
ici plus longuement de ces deux créatures des Jésui- 
tes : ils paraîtront bientôt sur la scène, ainsi que le 
fameux marquis de Beaujeu, autre ami des Jésuites, 
autre ennemi de La Salle. Mais, avant de fermer cet 
alinéa, il serait injuste de ne pas citer au moins le 
nom de Louis Armand de Bourbon, prince de Conti, 
qui, à la demande de l'Abbé Renaudot, présenta 
l'explorateur normand à la Cour, en 1675, et lui con- 
tinua ensuite sa protection; par reconnaissance 
pour ce bienfaiteur, La Salle donna au lac Erié le 
nom de Conti, comme il avait donné au lac Ontario 
celui de Frontenac. 



94 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

A la sourde irritation des ambitieux déçus vinrent 
s'ajouter les rancunes de spéculateurs âpres au 
gain : La Salle, qui avait dépensé rapidement le peu 
qu'il possédait, avait dû faire appel à la bourse des 
autres; on lit dans les lettres patentes de 1678 : 
« Vous ferez le tout à vos dépens et à ceux de votre 
« Compagnie, à laquelle nous avons accordé par pri- 
« vilégeie commerce des peaux de cebola (bison) » : 
les membres de cette Compagnie, que La Salle appe- 
laient ses associés, étaient tout simplement ceux qui 
lui avaient fourni des fonds pour l'organisation de 
son entreprise et l'exploitation de son privilège; 
parmi ces bailleurs de fonds, les uns habitaient la 
France, comme son cousin Plet, négociant de Paris, 
qui lui fit, à plusieurs reprises, des avances en 
argent et en marchandises, un sieur Thouret, qui lui 
prêta 14,000 livres, un sieur Raoul, avocat au parle- 
ment de Paris, qui lui en prêta 24,000; les autres 
habitaient Québec, comme le comte de Frontenac, et 
surtout Montréal; on connaît les noms de plusieurs 
de ces derniers : Jacques Leber, Aubert de La Ches- 
naye, Robert Cuillerier, Aubuchon, Pougnot, Ra- 
muys, économe du séminaire de Saint-Sulpice, etc. ; 
les bénéfices devaient être partagés au prorata des 
apports. Mais La Salle avait déjà des créanciers qui 
lui avaient consenti des prêts pour la construction 
du fort de Frontenac ; ceux-ci le virent avec regret 
se lancer dans les aventures, au lieu de rester sur 
le lac Ontario, où il pouvait se faire 25,000 livres de 
revenus par an. Peu après le départ du découvreur, 



HISTOIRE BE CAVELIER DE LA SALLE 9» 

le bruit se répandit à Montréal qu'il se livrait à des 
dépenses exagérées, qu'il avait déjà éprouvé des 
mécomptes : aussitôt les principaux de ses créan- 
ciers, Migeon de Branssat, les nommés Giton, Pelo- 
quin et autres, de concert avec Pabbé Jean Cavelier, 
firent saisir les pelleteries qui se trouvaient au fort 
de Frontenac, et même le mobilier d'un appartement 
que leur débiteur avait loué à Montréal. La première 
campagne de La Salle fut, comme on le verra, désas- 
treuse, par suite du naufrage de plusieurs de ses 
barques et des vols dont il fut victime; il revint, en 
1680, à Montréal pour prêcher la patience à ses asso- 
ciés. Afin de les dédommager dans la mesure du 
possible, il autorisa Plet, qui venait d'arriver au 
Canada, à s'établir au foVt de Frontenac et à y faire 
le commerce pour son compte personnel et celui des 
autres associés. La campagne suivante fut plus désas- 
treuse encore, pour des causes indépendantes de la 
volonté de La Salle : pendant l'été de 1681, il dut fan-e 
un nouveau voyage à Montréal pour porter des expli- 
cations à ses actionnaires, qui auraient préféré des 
dividendes et qui se laissèrent aller à toutes sortes 
de récriminations, la plupart injustes ; La Salle leur 
offrit alors de se désister de son privilège en leur 
faveur et de leur donner l'autorisation écrite d'en- 
voyer des mandataires ou d'aller se fixer eux-mêmes 
dans le pays des Illinois et dans ceux qu'il découvri- 
rait, pour y faire le commerce. Quant à lui, il ne se 
réservait guère que les périls et la gloire : il promet- 
lait de leur trouver un débouché plus facile que 



96 HISTOIRE DE CAVELIER I>E LA SALLE 

celui des grands lacs et du Saint-Laurent par le Mis- 
sissipi, qu'il s'engageait à descendre jusqu'à la mer. 
La plupart acceptèrent ; mais cette transaction déplut 
à quelques-uns des plus riches et des plus influents, 
qui, comme Leber et La Chesnaye, faisaient partie 
de la compagnie fermière du Canada, compagnie 
qui payait 40,000 écus au roi, tous les trois ans, et 
qui avait le plus grand intérêt à ce que le transit des 
pelleteries continuât à se faire par le Canada; ses 
membres agirent de tout leur pouvoir pour empê- 
cher La Salle de mettre son projet à exécution ; les 
gros négociants, jaloux du privilège de ce dernier, 
firent cause commune avec eux, et ainsi se formè- 
rent des coteries mercantiles, qui combinèrent leurs 
efforts contre l'explorateur avec ceux des coteries 
religieuses. 

La Salle n'était pas né commerçant ; il man- 
quait d'ordre et détestait le marchandage ; il fut 
volé par les uns et par les autres, mais surtout 
par certains de ses associés, qui étaient en même 
temps ses fournisseurs, comme son cousin Plet, 
qui lui envoyait de France, Sous le nom d'étoffe à 
l'iroquoise, • de méchant frison » n'y ressemblant en 
rien ; comme Leber, Aubert de La Chesnaye et tutti 
quanti, qui lui vendaient des marchandises le double 
de ce qu'elles valaient. Si ceux-là éprouvèrent des 
mécomptes, ce fut à eux-mêmes d'abord qu'ils 
durent s'en prendre : c'étaient des hommes d'argent, 
pour qui tous les moyens de s'enrichir étaient bons. 
Quant à La Salle, il ne rechercha jamais la richesse 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 97 

pour elle-même : elle était pour lui, non un but, 
mais un moyen ; ce qu'il ambitionnait, c'était la 
gloire attachée aux grandes découvertes, la gloire 
de servir son pays mieux que les autres : « Je vous 
« assure, écrivait-il à un de ses associés, que, dès 
« que je verrai le moindre rebut, ou de votre côté 
« ou de celui de la cour, je quitterai tout là, n'ayant 
« point d'autre attrait à la vie que je mène que l'hon- 
« neur, dont je crois ces sortes d'entreprises d'au- 
« tant plus dignes qu'il y a plus de périls et de pei- 
• nés. » Ailleurs, il dira encore, sous l'empire des 
mêmes sentiments : c Je suis entièrement rebuté de 
« cette entreprise, voyant que ce ne sera pas assez 
« de mettre mon bien ei ma vie aux périls conti- 
« nuels qu'il faut essuyer et qu'il faudra plus de 
« précautions pour répondre aux envieux que pour 
« surmonter les difficultés inséparables de mon 
« dessein. » Mais la pureté et la noblesse des mobi- 
les qui le font agir n'apparaissent nulle part mieux 
que dans le discours qu'il prononça un jour devant 
ses compagnons et les chefs Illinois assemblés ; ces 
derniers avaient exagéré aux premiers les dangers 
du voyage projeté à l'embouchure du Mississipi : 
« Voilà qui va bien, s'écrie-t-il, nous craignions 
« tous, tant que nous sommes, de n'acquérir que 
« fort peu de gloire dans ce voyage, par l'appréhen- 
t sion de n'y point rencontrer d'occasions de faire 
« paraître du courage, ni des difficultés à surmon- 
« ter. Nous irons à présent plus volontiers, quand 
« nous saurons que la grandeur de notre entreprise 



98 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

« fera vivre notre nom après nous, si nous péris- 
f sons en l'exécutant. » Ne croit-on pas entendre un 
héros de Plutarque ? ou encore un de ceux par la 
bouche desquels son illustre compatriote, Corneille, 
avait exalté sur le théâtre les plus nobles senti- 
ments de Pâme humaine ? 

Malheureusement, la population française du 
Canada était très mélangée ; trop peu rares étaient 
ceux qui avaient quitté la mère-patrie pour des rai- 
sons inavouables. La Salle, obligé de recruter des 
hommes d'armes et des ouvriers, presque du jour 
au lendemain, ne dut pas se montrer trop difficile, 
si bien que dans le troupeau se glissèrent pas mal 
de brebis galeuses : désertions, trahisons, vols, pil- 
lages, attentats, rien ne lui fut épargné. Ses ennemis, 
ceux-là mêmes qui intriguaient pour faire déserter 
ses gens, répandirent le bruit qu'il ne les payait 
point. Il a pris soin de répondre lui-même à cette 
accusation : « On vous dira peut-être, écrivait-il à 
a un associé, que mes. gens ont déserté, parce que 
« je leur devais. C'est un bruit qu'on a semé mali- 
« cieusement. Leurs comptes et procès que je ferai 
faire à quelques-uns me justifieront assez et 
« feront connaître que je n'ai eu que trop d'indul- 
« gence et de facilité pour eux. » Ce qu'il y a de vrai, 
c'est que s'étant trouvé, une fois ou deux, à court 
d'argent, il fit à quelques-uns de ses ouvriers des 
billets qui furent intégralement payés ; or, en par- 
courant ces billets, nous voyons que La Salle, outre 
es gages convenus, accordait, de son propre mou- 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 99 

vemcnt, des gratifications importantes pour recon- 
naître les bons et loyaux services. 

Ses adversaires et ses détracteurs lui reprochaient 
encore de ne pas savoir se faire aimer de ses gens, 
se rendre populaire, de ne pas être assez familier 
avec eux, enfin de les maltraiter : il répond que, 
pour se rendre populaire^ il faudrait qu'il leur per- 
mît de se livrer au libertinage et à la débauche ; que, 
en les engageant, il ne leur a pas caché ce qu'il 
attendait d'eux ; que, d'autre part, il n'a rien de par- 
ticulier « en son vivre, vêtir, coucher, qui est égal 
« pour lui et pour ses gens », qu'il s'entretient vo- 
lontiers avec eux, mais sans se laisser aller, avec 
certains, à des confidences qu'il pourrait regretter, 
connaissant leur peu de moralité et les tentatives de 
séduction auxquelles ils sont exposés. Il réprime 
énergiquement les attentats contre les biens et les 
personnes des indigènes, l'ivrognerie, voire les 
blasphèmes. En présence des vols, des trahisons et 
des vilenies dont il est chaque jour victime, il avoue 
qu'il a peine à garder son humeur toujours égale ; 
rarement toutefois il s'emporte jusqu'à frapper ; s'il 
en vient à cette extrémité, c'est que, ne pouvant 
pour plusieurs raisons compter sur la justice offi- 
cielle, il est obligé de se faire lui-même justicier, 
qu'il n'a pas le choix des châtiments et que le seul 
moyen qui soit à sa disposition de se faire obéir des 
mauvaises têtes, c'est de s'en faire craindre. 

Il est faux, d'ailleurs, qu'il n'ait su inspirer à ses 
hommes d'autre sentiment que la crainte : il se fit 



lOO HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

aimer, adorer même des meilleurs, surtout de ceux 
qu'il amena de. France avec lui et qui, étant les plus 
honnêtes, se montrèrent les plus fidèles : ceux-là 
l'auraient suivi jusqu'au bout du monde ; de même, 
un sauvage'Chaouanon, le brave Nica, qu'il acheta, 
comme prisonnier de guerre, en 1669, ne voulut 
jamais se séparer de son maître et périt avec lui 
dans les halliers du Texas. Plusieurs mêmes de 
ceux qui avaient déserté demandèrent à rentrer à 
son service : c'est que si La Salle était parfois brus- 
que, il avait bon cœur ; il lui arriva souvent de se 
priver de ce qu'il avait de meilleur pour le donner à 
ses compagnons ; il veillait à ce que les malades 
et les blessés fussent entourés de tous les soins pos- 
sibles : il les soignait souvent lui-même ; jamais il 
n'en abandonna en chemin, même dans les circons- 
tances les plus critiques ; un de ses compagnons 
venait-il à s'égarer : il le faisait rechercher ou le 
cherchait lui-même jusqu'à ce qu'il eût été retrouvé, 
mort ou vivant. De plus, s'il n'avait pas recruté des 
hommes, à grand frais, pour leur faire des loisirs, 
il était moins dur pour eux que pour lui ; il se char- 
geait des besognes les plus difficiles et on le trou- 
vait toujours là où il y avait un péril à affronter ou 
un coup de coUier à donner ; en voyage, à travers 
la neige comme à travers les halliers et la brousse, 
il allait devant, « battant, comme il dit, le chemin » 
à ses gens, pour les encourager et leur éviter de la 
fatigue. 

Ceux qui désertèrent, ce furent les pillards, 1 ^ 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE lOI 

débauchés, les fainéants et les peureux, proie facile 
pour les intrigues des Jésuites. Mais, nous le répé- 
tons, les hommes de cœur et de caractère s'atta- 
chèrent à La Salle ; parmi ceux dont la fidélité le 
vengea des calomnies de ses ennemis, citons quel- 
ques-uns des plus considérables : La Forêt, qui com- 
manda longtemps le fort de Frontenac, d'Autray, fils 
du premier procureur général de Québec, de Bois- 
rondet, et surtout le brave et loyal chevalier de 
Tonty : c'était le fils d'un banquier italien, qui vint 
se fixer en France et eut le premier l'idée de faire des 
emprunts amortissables en rentes viagères, d'où le 
nom de tontines donné à ces sortes de rentes. Après 
avoir servi brillamment* pendant huit années, sur 
terre et sur mer, dans les armées de Louis XIV, le 
jeune Tonty suivit au Canada Cavelier de La Salle, 
à qui il avait été recommandé par Renaudot et Conti. 
Les Iroquois, dont il était la terreur, l'appelaient Main 
de fer : dans un engagement en Sicile, il avait eu une 
main emportée par un éclat de grenade et il l'avait 
fait remplacer par une main artificielle en fer, dont il 
se servait fort adroitement et qui lui tenait lieu de 
casse-tête. 



VII 

Première Expédition. — La Salle s'établit 
dans la vallée de l'IUinois. 

Retour de La Salle au Canada. — La traite des liqueurs fortes. — 
Itinéraire qu'il se propose de suivre. — Sur le Niagara. — Le 
Griffon. — En route ! — A Michillimackimack. — A la baie des 
Puants. — Navigation mouvementée. — A l'embouchure du 
Miamis. — La Salle remonte le Miamis et descend rillinois. 

— La Salle chez les Illinois. — Une trame savamment ourdie. 

— Le fort de Crèvecœur. — Dans l'attente. — Pénible voyage. 

— Mauvaises nouvelles. — Chasse aux déserteurs. 

La Salle, après avoir obtenu ses lettres patentes, 
ne perdit pas de temps : il trouva facilement les pre- 
miers fonds dont il avait besoin et, le 14 juillet 1678, 
il s'embarqua à la Rochelle avec Tonty, Lamotte de 
Lussiére et une trentaine d'hommes, parmi lesquels 
un ou deux pilotes ; il emportait des agrès pour ses 
barques, des armes, des munitions, une forge, des 
outils, des ustensiles, etc. Il arriva le 13 décembre à 
Québec, d'où il fit partir immédiatement ses hommes 
avec les bagages, pour le fort de Frontenac. Quant à 
lui, il fut retenu dans cette ville par diverses affaires 
et aussi par le besoin de rétablir sa santé fort ébran- 
lée. 

Pendant son séjour à Québec^ il fut appelé à pren- 
dre part aux délibérations d'une assemblée de nota- 
bles Canadiens, convoquée en vertu d'un arrêt du roi. 



I04 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

daté du 22 mai précédent, c'est-à-dire du jour même 
où avaient été signées, à Saint-Germain-en-Laye, 
les lettres patentes de La Salle. La question à décider 
était celle-ci : faut-il permettre aux habitants du 
Canada de vendre des boissons fortes aux sauvages ? 
Ce commerce, comme on l'a vu, avait été interdit par 
l'évêque, sous peine d'excommunication, exception 
faite en faveur des Jésuites seulement.Talon, appelé 
à se prononcer, l'avait autorisé ; mais l'évêque avait 
maintenu la défense et l'excommunication. Sur les 
vingt membres dont se composait l'assemblée, cinq 
ou six seulement, parmi lesquels Jolliet, prirent parti 
pour le prélat et les Jésuites ; les autres se pronon- 
cèrent pour la liberté du commerce, entraînés par La 
Salle, qui motiva fortement son avis : défendre aux 
Français la traite des vins et del'eau-de-vie avec les 
indigènes, n'était-ce pas ruiner le commerce du 
Canada au profit des coureurs des bois et surtout 
des Anglais, qu'une législation plus libérale autori- 
sait à vendre tout ce qu'ils voulaient aux sauva- 
ges? 

Ses affaires terminées et sa santé à peu près réta- 
blie, La Salle partit de Québec pour se rendre au lac 
Ontario; il s'arrêta quelques jours à Montréal, où il 
avait également des affaires à régler, et arriva le 16 
décembre au fort de Frontenac. On sait que, d'abord 
hésitant sur la route à suivre pour gagner la vallée 
du Mississipi, il s'était déterminé pour celle des 
grands lacs : comme la cascade du Niagara inter- 
rompait la navigation entre les lacs Ontario et Erié, 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE lOD 

il se proposait de faire construire, au-dessus, un 
entrepôt fortifié ainsi qu'une grande barque à voiles, 
qui passerait facilement du lac Erié dans le lac 
Huron, par la rivière du Détroit, et plus facilement 
encore du lac Huron dans le lac Michigan, par le 
détroit de Michillimackimack ; le point terminus de 
sa navigation serait l'embouchure du Miamis où 
La Salle devait faire bâtir un fort ; il remonte- 
rait ensuite le Miamis en canot, gagnerait, par un 
portage, la rivière des Illinois et, par cette rivière, le 
Mississipi. 

Lamotte de Lussière et le Père Hennepin étaient 
déjà sur le Niagara : dés que La Salle les eut rejoints, 
il les envoya à Tsonnoiitouan, afin de rassurer les 
Iroquois, qui observaient avec inquiétude tous ses 
mouvements ; il se rendit ensuite au-dessus de la 
cascade, pour chercher un endroit favorable à l'ins- 
tallation d'un chantier, et il crut l'avoir trouvé au 
confluent du Niagara et d'une petite rivière appelée 
la Cayuga. Il y fit venir ses gens, qui commencèrent 
aussitôt, d'après ses plans, la construction d'un fort 
et d'un magasin, ainsi que celle de la grande barque 
à voiles destinée à naviguer sur les lacs. C'est là 
qu'il apprit la nouvelle d'un premier malheur, qui 
devait être suivi de beaucoup d'autres ; la barque qui 
l'avait apporté et qu'il avait laissée près de la côte du 
lac Ontario, pleine de provisions et de marchandi- 
ses, s'était brisée la nuit contre les rochers, par la 
faute du pilote, qui l'avait abandonnée pour coucher 
à terre. Il se hâta d'aller en recueillir les débris et la 



Io6 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

ferrure, qu'il rapporta au chantier. Le 30 janvier, 
quand les travaux furent bien en train, il redescendit 
au lac Ontario et traça, à l'embouchure du Niagara, 
l'enceinte d'une maison palissadée ; puis, il rega- 
gna, sur la glace, le fort de Frontenac, d'où il 
devait envoyer de nouveaux ouvriers et des maté- 
riaux. 

En l'absence de La Salle, Tonty, qui le remplaçait, 
poussa activement la construction du fort, du maga- 
sin et de la barque, en dépit des menaces des Iro- 
quois qui parlaient de venir tout brûler et à qui il 
fallut envoyer de nouveau Lamotte et Hennepin, 
pour leur faire entendre raison. Le fort, qui reçut le 
nom de Conti, et qu'il ne faut pas confondre avec la 
maison palissadée, qui fut bâiie à l'embouchure du 
Niagara, se composait simplement de deux redoutes 
de « quarante pieds en carré, faites de grosses pou- 
tres l'une sur l'autre, à l'épreuve du mousquet et 
jointes par une palissade ». Ce fort fut brûlé en 1680, 
par suite de l'imprudence des hommes chargés de le 
garder, et- il ne resta que le magasin, composé de 
simples bâtiments en planches. Quant à la barque, 
elle fut achevée en mai 1679 ; après avoir été bénie 
par le père Hennepin et baptisée le Griffon^ elle fut 
lancée, puis armée de cinq petits canons ; elle jau- 
geait de 40 à 50 tonneaux : les voiles du Griffon 
furent les premières qui se balancèrent sur les 
grands lacs de l'Amérique du Nord, véritables mers 
d'eau douce, aujourd'hui sillonnées en tous sens par 
tant de superbes navires de tout genre. 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE IO7 

Bientôt, Tonty reçut de La Salle Tordre d'aller, 
avec la barque, au devant d'un détachement d'une 
quinzaine d'hommes, envoyés précédemment chez 
les Illinois pour faire des échanges avec eux et les 
préparer à recevoir l'explorateur. Mais le Niagara, à 
sa sortie du lac Erié avait un courant très rapide et 
Tonty ne put ou n'osa le faire remonter au Griffon ; 
il envoya un message à La Salle, qui revenait d'un 
voyage à Tsonnontouan, ayant jugé à propos de se 
rendre lui-même chez les Iroquois, pour calmer 
leurs inquiétudes et surtout pour déjouer les intri- 
gues de deux Jésuites, qui leur présentaient ses pré- 
paratifs comme dirigés contre eux. La Salle se 
remit en route et, aussitôt arrivé au fort de Conti, 
s'occupa de faire franchir les rapides au Griffon ; il 
y réussit par une manœuvre habile et hardie : le 
petit navire vogua fièrement, toutes voiles déployées, 
sur les eaux du lac Erié ; il remonta la rivière du 
Détroit, très large, mais parfois peu profonde, entra 
danèle lac Huron, où il essuya une tempête qui le 
força de se mettre à l'abri pendant deux jours, et 
enfin, le 27 août, il atteignit la pointe du Michilli- 
mackimack, à l'entrée du lac Michigan. Ni La Salle, 
ni Tonty, qui avait longé les côtes en canot, n'avaient 
rencontré les hommes envoyés dans la vallée del'Illi- 
nois. 

Il y avait, à la pointe de Michillimackimack, une 
mission de Jésuites et deux villages de sauvages : 
c'est là qu'étaient restés tranquillement, vivant aux 
dépens de La Salle, une partie de ses envoyés ; 



Io8 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

comme excuse, ils alléguèrent qu'on leur avait fait 
un tableau si effrayant des dangers auxquels ils 
seraient exposés de l'autre côté du lac Michigan 
qu'ils n'avaient pas osé aller plus loin; il apprit 
d'eux que six autres avaient déserté, en emportant 
pour plusieurs milliers de livres de marchandises et 
de pelleteries, et s'étaient réfugiés chez les Jésuites 
de Sainte-Marie-du-Sault ; La Salle envoya Tonty 
les chercher, pendant qu'il ferait construire des 
magasins, destinés à servir d'entrepôt, et, dans le 
cas où il n'attendrait pas son retour, il lui donna 
rendez-vous à l'embouchure du Miamis. Tonty s'ac- 
quitta de son mieux de sa difficile et délicate mission 
et, le 17 décembre, il rentra, avec deux seulement 
des déserteurs, à Michillimackimack, d'où La Salle 
était déjà reparti. Il fut mal accueilli par les sauva- 
ges, qui blessèrent même un de ses hommes ; il fit 
alors prendre les armes à sa petite troupe et allait 
commander le feu, quand il aperçut, parmi ses adver- 
saires, un Père Jésuite qui semblait prêcher la con- 
ciliation. L'affaire fut arrangée et les sauvages, 
« pour mettre une emplâtre » sur la plaie du blessé, 
firent un présent de pelleteries. Quelques jours après, 
Tonty partit, à son tour, pour rejoindre La Salle à 
l'embouchure du Miamis. 

Ce dernier avait fait un grand détour par la baie 
des Puants, ou baie verte (Green Bay), située à l'ouest 
du lac Michigan : il comptait trouver, au fond de 
cette baie, quelques fidèles, qui, sous la conduite de 
Michel Accault, n'avaient pas craint de pousser jus- 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE IO9 

que chez les Illinois : il les y trouva, en effet, avec 
un stock considérable de pelleteries, qu'il fit trans- 
porter sur le Griffon. Il renvoya ensuite le petit 
navire, sous la direction d'un bon pilote, secondé par 
quatre matelots, porter sa cargaison aux magasins 
du Haut Niagara; le pilote avait ordre de relâcher à 
Michiliimackimack, à l'aller, pour y débarquer les 
provisions et les outils laissés à bord, qu'il devait 
reprendre, à son retour, et apporter à la baie du 
Miamis. Le Griffon mit à la voile par un temps 
favorable et disparut dans la brume> emportant la 
meilleure partie de la fortune de La Salle et de ses 
associés. 

A ce sujet, on a reproché à l'explorateur d'avoir 
fait avec les Outaounis, qui habitaient autour de la 
baie des Puants, un commerce qui lui était interdit 
par ses lettres patentes : ce reproche n'est pas fondé ; 
rien ne prouve, en effet, que les envoyés de La Salle 
aient traité chez les Outaouais ; nous avons vu, au 
contraire, qu'ils avaient reçu l'ordre de se rendre 
chez les IlHnois, et c'est de ceux-ci vraisemblable- 
ment qu'ils achetèrent leurs marchandises ; seule- 
ment pour revenir, ils prirent le chemin le plus court 
qui était justement celui de la baie des Puants. Si les 
choses ne se passèrent pas ainsi, c'est que La Salle 
fut trompé par ses hommes, qui, au lieu de s'aven- 
turer chez des peuples qu'ils ne connaissaient point, 
trouvèrent plus sûr et plus facile de s'arrêter chez 
les Outaouais,nos alliés. Quant à lui, sa bonne foi ne 
saurait être mise en doute ; malheureusement, les 



ITO HISTOIRE DE CAVELIER DE SA SALLE 

apparences l'accusaient et ses ennemis, ayant appris 
qu'il avait chargé une barque de pelleteries sur la côte 
ouest du lac Michigan, exploitèrent ce fait contre 
lui. 

De là, accompagné de 14 hommes dans quatre 
canots, il partit pour se rendre à l'embouchure du 
Miamis, emportant seulement une forge, des outils 
de charpentier, des armes et quelques marchandi- 
ses. Ils longèrent d'abord la côte occidentale du lac : 
le temps était mauvais et ils étaient obligés de relâ- 
cher à chaque instant ; comme la côte présentait une 
suite presque ininterrompue de falaises escarpées, 
ils ne pouvaient aborder sans se mettre à l'eau ; il 
leur fallait ensuite hisser les canots chargés au hant 
des falaises, pour ne pas les laisser à la merci des 
vagues, qui venaient en battre le pied. Enfin, ils arri- 
vèrent, le 28, au fond du lac ; là, un vent violent qui 
s'éleva les força de nouveau de se réfugier à terre ; 
La Salle était à peine débarqué que son attention 
fut attirée par des pistes fraîches, qui lui révélèrent 
la présence de sauvages dans les environs; il recom- 
manda à ses compagnons de ne pas faire de bruit ; 
mais ceux-ci, ayant aperçu un cerf, ne purent s'em- 
pêcher de le tirer ; aucun sauvage ne se montra ; 
toutefois, La Salle jugea prudent de placer une sen- 
tinelle auprès des canots, pendant la nuit. Comme 
l'obscurité était profonde et que le vent et la pluie 
faisaient rage, elle ne vit ni n'entendit une troupe 
d'indigènes, qui, ayant réussi à s'approcher des 
canots, se passaient de main en main, en faisant la 



i 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE III 

chaîne, les objets que l'un d'eux dérobait ; ce fut La 
Salle qui les surprit au cours d'une ronde; étant 
parvenus à dissimuler les objets volés, ils protes- 
tèrent de leurs bonnes intentions, affirmant qu'ils 
avaient pris les nouveaux venus pour des ennemis et 
ajoutant que, maintenant qu'ils avaient reconnu leur 
erreur, ils allaient se retirer, ce qu'ils firent sans être 
inquiétés. Au point du jour, La Salle s'aperçut du 
vol ; il comprit que, pour forcer ces sauvages à 
restitution, il fallait leur en imposer par un coup 
d'audace : il fit occuper par ses hommes une émi- 
nence voisine et lui-même se lança, le pistolet à la 
main, sur les pistes les plus fraîches; il ramena 
bientôt un indigène, qu'jl ordonna de garder comme 
otage ; puis quand lp*5 compatriotes du prisonnier 
vinrent le réclamer, il répondit qu'il ne lui rendrait 
la liberté que lorsque les objets dérobés auraient été 
rapportés. Le lendemain mafin, La Salle, qui était 
aux aguets^ aperçut les sauvages qui s'avançaient 
en grand nombre et en armes ; aussitôt, il courut 
au devant d'eux avec cinq hommes, se posta 
dans un endroit favorable, sur une hauteur, et les 
attendit, le fusil à la main. Cette attitude belliqueuse 
déconcerta les indigènes, qui se mirent à faire des 
démonstrations pacifiques et, finalement, consenti- 
rent à faire droit aux justes réclamations de La Salle. 
Dés que le beau temps fut revenu, il continua sa 
route en longeant la côte méridionale du lac Michi- 
gan et, le le»* novembre, il atteignit l'embouchure du 
fleuve des Miamis. 



lia HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SAU.E 

Tonty n'était pas encore arrivé : en l'attendant, 
La Salle occupa ses gens à la construction d'un 
magasin et d'un fort : sur un plateau assez élevée de 
forme triangulaire, entouré de deux côtés par la 
rivière et du troisième par un ravin profond, il fit 
construire une redoute de 40 pieds de long sur 30 de 
large ; de plus, ayant reconnu à l'inspection de la 
rade naturelle formée par l'embouchure du Miamis, 
qu'un banc de sable en obstruait partiellement l'en- 
trée, il fit planter deux rangées de mâts portant 
pavillon français et dessinant un canal navigable, que 
sa barque n'aurait qu'à suivre pour parvenir jusqu'au 
pied du fort. 

Cependant le mois de décembre était arrivé ; le 
fleuve n'était pas encore gelé ; mais la température 
s'abaissait sensiblement. La Salle ne voulut pas diffé- 
rer plus longtemps son départ. Il confia la garde du 
fort à quelques-uns de ses hommes et leur laissa des 
ordres pour Tonty, qu'il invitait, aussitôt arrivé, à 
faire dihgence pour le rejoindre. Il commença 
à remonter le Miamis, le 3 décembre. Afin de pou- 
voir chasser et étudier le pays, il débarquait souvent 
pour marcher le long des rives. Un jour, il se laissa 
entraîner à la poursuite d'un cerf, qu'il avait blessé, 
jusqu'à plusieurs lieues dans les terres. La nuit 
approchait déjà, quand il fit réflexion qu'il était temps 
de songer au retour : obligé de faire un long détour 
pour éviter un marais, incommodé par la neige, qui 
tombait à gros flocons, il faisait nuit depuis long- 
temps quand il revint au bord du Miamis ; il tira 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SAELE Il3 

deux coups de fusil pour signaler sa présence à ses 
compagnons : il attendit en vain une réponse; trois 
heures durant, il marclia le long de la rive ; enfin, il 
aperçut la lueur d'un feu sur une éminence, vers 
laquelle il se dirigea, croyant y trouver ses gens ; il 
n'y trouva que la place, encore chaude, d'un sauvage 
embusqué là pour surveillei- le tieuve et à qui il avait 
fait peur. Accablé de fatigue, il n'hésita pas à faire 
sienne la couche, pourtant peu moelleuse, du fugitif. 
Comme bien Ton pense, il ne dormit que d'un œil et 
fit bien, car, le matin, il remarqua des traces fraî- 
ches de pas sur la neige et comprit que des sauvages 
étaient venus rôder autour de lui, dans le but de le 
surprendre endormi. Persuadé que ses hommes 
étaient restés en arrière, il retourna sur ses pas et 
ne tarda pas à rencontrer le Père Hennepin, qui 
s'était mis à sa recherche et le ramena au campe- 
ment, qu'il avait, en effet, de beaucoup dépassé. 
Pourtant, cette excursion, à demi involontaire, n'a- 
vait pas été inutile : à certains indices, La Salle avait 
cru reconnaître qu'il n'était pas éloigné de la bran- 
che méridionale de l'Illinois, ou Kankakee, appelée 
par les sauvages Théakiki ; il ne s'était pas trompé : 
il n'en était qu'à une lieue et demie. Ayant été rejoint 
à cet endroit par Tonty et ses compagnons, il se 
décida à faire le portage. Par un chemin frayé par 
les indigènes et qui était assez praticable, quoique le 
soL très marécageux, tremblât sous les pieds, La 
Salle fit transporter ses canots et leur contenu. Dans 
le trajet, il faillit être tué par un mécontent, « car. 



II/J^ HISTOIRE DE CAVELIER DE LA. SALLE 

dit Tonty, il y a toujours des mécontents dans ces 
sortes d'entreprises > : c'était un nommé Duplessis, 
qui le coucha en joue au moment où il passait âcôté 
de lui ; heureusement la main du misérable fut rete- 
nue par un de ses camarades, qui avait deviné son 
intention; La Salle n'apprit que longtemps après le 
danger auquel il avait échappé. La petite troupe, qui 
se composait maintenant de vingt-neuf Français, 
s'embarqua sur le Théakiki, qui est navigable pres- 
que dés sa source et ne tarde pas à devenir aussi 
large et profond que la Marne : il fait de nombreux 
détours à travers de vastes marais, remplis de joncs 
et d'aulnes, au-delà desquels s'étendent, à perte de 
vue, des plaines qui étaient alors couvertes d'herbes 
très hautes et où erraient, sans défiance, d'innom- 
brables troupeaux de bisons, des cerfs, des che- 
vreuils, des castors, etc. Non moins abondant était 
le gibier à plumes : outardes, cygnes, tourterelles, 
poules d'Inde, perdrix, perroquets, etc. Ça et là 
émergeaient des bouquets d'arbres variés, parmi les- 
quels de nombreux arbres à fruits et des vignes qui 
produisaient des grappes à rendre jaloux les Cha- 
hanéens eux-mêmes. Le chanvre croissait sans cul- 
ture, jusqu'à six ou sept pieds de hauteur. 

Enfin, après avoir fait environ 120 lieues depuis le 
fort du Miamis, La Salle arriva le 1^" janvier 1680, 
au grand village des Illinois : on désignait ainsi l'un 
des peuples les plus puissants de l'Amérique du nord, 
qui occupait la vaste et riche vallée à laquelle il a 
donné son nom. Les Illinois étaient les plus agiles 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE Il5 

coureurs du Nouveau Continent; vaillants et redou- 
tables à leurs ennemis, ils étaient naturellement 
doux et hospitaliers ; leurs mœurs étaient même 
efféminées et voluptueuses; la polygamie était en 
honneur chez eux et ils avaient parfois jusqu'à dix 
ou douze femmes, dont ils étaient jaloux au point de 
leur couper le nez, quand elles se rendaient coupa- 
bles d'infidélité. Malgré cela, ils passaient pour être 
adonnés à un vice odieux, et ils entretenaient des 
mignons. Ils étaient grands chasseurs, surtout de 
bisons, ces bœufs sauvages — comme les appelaient 
nos Français — caractérisés par la grosseur déme- 
surée de la tête, par la fipe laine qui, chez eux, rem- 
place le poil, et surtout par la bosse énorme qui leur 
pousse entre les épaules. La chasse à ces animaux, 
qui pullulaient dans les pâturages naturels de la 
vallée, se faisait principalement à la fin de l'automne, 
lorsque les herbes étaient desséchées : dés qu'un 
troupeau avait été signalé, les sauvages mettaient le 
feu aux herbes autour de lui, de manière à l'enfer- 
mer dans un cercle de flammes, mais en ayant soin 
de ménager quelques passages, par où les bêtes 
affolées cherchaient naturellement à s'échapper : 
c'était là que les chasseurs les attendaient ; ils 
en tuaient ainsi des quantités prodigieuses, parfois 
jusqu'à 200 en un jour. 

Quand l'expédition arriva au principal village des 
Illinois, elle n'y trouva personne ; depuis longtemps 
déjà, les habitants étaient partis pour leurs chasses 
habituelles, emmenant avec eux femmes et enfants* 



Il6 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

Or, La Salle avait un besoin pressant de vivres et il 
était inutile de compter sur la chasse pour s'en pro- 
curer, car les campagnes environnantes avaient été 
dévastées par le feu, et il n'y restait pas le moindre 
gibier. Il eut vite pris son parti : ayant découvert les 
silos où était caché le maïs, il en envoya prendre 
trente mesures, se réservant d'arranger l'affaire, à 
sa première rencontre avec les Illinois. Continuant à 
descendre la rivière, il arriva près d'une de leurs 
stations de chasse, nommée Pimiteoui(l) ; elle était 
située en retrait, au fond d'une sorte d'anse, et la 
vue en était masquée par une pointe de terre : c'était 
là que campaient les Illinois. La Salle devina de 
loin leur présence, en apercevant des colonnes de 
fumée qui s'élevaient de ce lieu. Comme il ne savait 
trop quel accueil ils lui réservaient, il prit ses dispo- 
sitions : il fit placer sur une même ligne, les uns der- 
rière les autres, ses huit canots, qu'on laissa aller 
au courant de la rivière, et il ordonna à tous ses 
hommes de tenir leur fusil à la main. Grâce à la 
pointe de terre, ils purent arriver à une demi-portée 
de fusil des sauvages, sans avoir été aperçus ; à leur 
vue, les femmes et les enfants s'enfuirent, les hom- 
mes coururent aux armes, mais au milieu d'une con- 
fusion inexprimable. La Salle sauta à terre, ses 
hommes en firent autant ; ils se rangèrent sur la 
rive, se tenant sur la défensive, ne voulant pas atta- 
quer les premiers : ce que voyant, les Illinois pré- 
sentèrent le calumet, symbole de paix. Ce calumet 

(1) Emplacement de la ville actuelle de Péoria. 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE II 7 

était une grande pipe, dont le tuyau, long de deux 
pieds et demi environ, était orné de cheveux de 
femme et de plumes variées ; le fourneau était creus(i 
dans une belle pierre rouge, polie avec soin. Cha- 
que peuplade sauvage avait son calumet, reconnais- 
sable à certains signes particuliers, qui servait de 
sauf-conduit à ceux qui en étaient porteurs. La Salle 
prit le calumet, en tira quelques bouffées, puis le ren- 
dit aux chefs des Illinois, qui firent de même : c'était 
le prélude obligatoire de toutes les entrevues, de 
toutes les conventions avec les sauvages. Ensuite, 
La Salle, après avoir fait des présents de tabac et 
de haches à ses nouveaux alliés, leur expliqua que 
la nécessité l'avait forcé de puiser dans leurs cachet- 
tes souterraines, qu'il avait encore leur maïs dans 
ses canots et était prêt à le leur rendre, s'ils l'exi- 
geaient ; mais que, s'ils consentaient à le lui laisser, 
il leur céderait en échange divers objets qu'il leur 
montra : ses propositions furent acceptées avec 
enthousiasme. Il leur fit part également de son des- 
sein de bâtir un fort dans les environs, ce à quoi ils 
ne s'opposèrent pas. Il ajouta qu'il ferait construire 
aussi une grande barque pour descendre le Missis- 
sipi jusqu'à la mer, qu'ils ne devaient pas s'alarmer 
de ces préparatifs, qui n'étaient nullement dirigés 
contre eux, qu'ils avaient au contraire tout à gagner 
à rester ses alliés fidèles, pour plusieurs raisons 
qu'il leur exposa. 

La Salle se préparait à faire commencer les travaux, 
quand arriva à Pimiteoui un chef du grand village 



Il8 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

des Miamis, OÙ le Père d'Allouez se trouvait alorsen 
mission ; ce sauvage, nommé Monso, ou le chevreuil, 
eut une entrevue secrète avec les anciens des Illi- 
nois ; il leur révéla sur La Salle des particularités 
qu'il ne pouvait connaître par lui-même et chercha à 
leur persuader que leur hôte était un allié des Iroquois 
leurs ennemis ; qu'il voulait pousser jusqu'au Mis- 
sissipi uniquement pour faire aUiance avec d'autres 
peuples, également leurs ennemis; que, s'ils ne vou- 
laient se laisser prendre, pour ainsi dire, entre deux 
feux, il fallait de toute nécessité empêcher son 
voyage, ce qui leur serait d'autant plus facile que 
plusieurs de ses gens devaient bientôt l'abandonner. 
Après avoir ainsi semé la défiance parmi les Illi- 
nois, Monso repartit la nuit même. Le résultât de 
cette intrigue ne se fit pas attendre : dés le lende- 
main, les chefs Illinois, revenant sur leurs confi- 
dences de la veille, firent à La Salle et à ses hommes 
un tableau si effrayant des dangers de toute nature 
qui les attendaient sur le bas Mississipi que le cou- 
rage des plus intrépides en fut ébranlé. 

Avec une admirable présence d'esprit, La Salle 
réfuta les assertions des indigènes et s'efforça de 
rassurer ses compagnons ; malgré son éloquence, 
il n'y réussit qu'à demi : la nuit suivante, six de ses 
hommes, et parmi eux les « scieurs de long >, 
désertèrent, en emportant le plus de provisions 
qu'ils purent. La Salle, en faisant sa ronde habi- 
tuelle, s'aperçut de leur fuite : il réveilla aussitôt les 
autres et leur recommanda de cacher aux Illinois le 



h 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE II9 



véritable motif du départ de leurs camarades, si, 
comme cela était probable, leur absence venait à 
être remarquée. Puis il ajouta que personne n'était 
forcé de le suivre sur le Mississipi, que tous ceux 
qui voudraient s'en retourner au fort de Fronte- 
nac ou au Canada pourraient le faire, sans être 
inquiétés et sans avoir une mauvaise action à se 
reprocher dans la suite : il faisait ainsi allusion à la 
lâcheté des déserteurs ; mais bientôt, il s'aperçut 
qu'ils avaient commis plus qu'une lâcheté, un crime 
abominable : après avoir mangé sa soupe, le matin, 
il éprouva tous les symptômes d'un empoisonne- 
ment, qui, heureusement, n'eut pas de suites trop 
graves, et il fut convaincu que les misérables 
avaient mis du poison dans sa marmite. En souve- 
nir de cette double trahison et du profond chagrin 
qu'il en éprouva, il donna au fort qu'il fit bâtir bien- 
tôt après dans ces parages le nom significatif de 
fort de Crèvecœur. 

Se sentant en butte aux soupçons des IlHnois depuis 
l'entrevue de leurs chefs avec Monso et redoutant un 
coup de main de leur part, il se décida à faire 
construire ce fort, non plus à Pimiteoui même, 
mais un peu plus bas ; il descendit la rivière à la 
recherche d'un emplacement favorable, qu'il ne 
tarda pas à trouver, et fit commencer immédiatement 
les travaux. L'endroit choisi était, dit-il lui-même, 
t un petit tertre éloigné du bord delà rivière d'envi- 
a ron trois arpents, jusques au pied duquel elle se 
t répandait toutes les fois qu'il tombait beaucoup de 



I20 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

* pluie. Deux ravines larges et profondes enfer- 
» maient deux autres côtés, et le quatrième à moitié, 
« que je fis achever de fermer par un fossé qui joi- 
« gnait les deux ravines. Je fis border Tautre côté 
« des ravines de bons chevaux de frises, escarper 
le penchant du tertre tout autour, et de la terre 
« qu'on en tirait je fis faire sur la hauteur un para- 
« pet capable de couvrir un homme, le tout revêtu, 
« depuis le pied du tertre jusqu'au haut du parapet, 
t de grands madriers, dont le bas était en coulisse 
a entre de grandes pièces de bois qui régnaient 
a tout autour du bas de l'éminence, et le haut des 
« madriers arrêté par d'autres grandes traverses 
« retenues à tenons et à mortaises par d'autres piè- 
« ces de bois qui sortaient de l'épaisseur du parapet. 
« Au devant de cet ouvrage, je fis planter partout 
« des pieux pointus, de vingt-cinq pieds de haut, 
« d'un pied de diamètre, enfoncés de trois pieds 
€ dans terre, chevillés aux traverses qui retenaient 
« le haut des madriers avec une fraise au haut de 
« deux pieds et demi de long, pour empêcher la sur- 
a prise. Je laissai la figure qu'avait ce platon, qui, 
« quoique irrégulière, ne laissait pas d'être assez 
bien flanquée contre les sauvages ; je fis faire 
« deux logements pour mes gens dans deux des 
« angles flanquants pour être tous postés en cas 
« d'attaque, dans le troisième la forge, le logis des 
« Récollets dans le quatrième angle, et je fis placer 
« ma tente et celle du sieur Tonty dans le milieu de 
a la place. » 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 121 

Malheureusement la désertion des « scieurs de 
long » rendait malaisée la construction de la bar- 
que. Mais La Salle ne se laissait pas décourager 
facilement : il se mit à scier lui-même, aidé de deux 
hommes de bonne volonté, et, malgré leur inexpé- 
rience, ils firent des planches qui avaient au moins 
le mérite de la solidité. La barque fut mise en chan- 
tier : vu les circonstances, elle devait mesurer seu- 
lement 42 pieds de long sur 15 de large. La Salle 
attendait tous les jours le fer et les cordages dont il 
manquait ; le Griffon devait les apporter au fort du 
Miamis et de là on devait les lui expédier en canot. 
Mais hélas ! il ne voyait rien venir. Il prit alors le 
parti d'aller les chercher lui-même ; avant de se 
mettre en route, il envoya deux de ses hommes, 
Michel Accault et le Picard, explorer le cours 
supérieur du Mississipi; il leur adjoignit le père Hen- 
nepin pour le séparer de Tonty, qui ne pouvait le 
souffrir, et pour lui permettre de faire connaissance 
avec des peuplades que le Récollet se proposait 
d'évangéliser dans la suite. 

Le lendemain de leur départ, 1*' mars, La Salle, 
ajant laissé pleins pouvoirs à Tonty, s'embarqua 
à son tour, ayant avec lui six Français et son Choua- 
non, pour remonter PlUinois : c'était la saison la 
plus défavorable pour entreprendre un pareil 
voyage ; là où il y avait peu de courant, la rivière 
était gelée et ils étaient obligés, tantôt de traî- 
ner les deux canots sur la glace, tantôt de 
se mettre à l'eau jusqu'à mi-corps pour les pousser 



122 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

devant eux à travers les glaçons. Du grand village 
des Illinois, La Salle renvoya un des canots, chargé 
de maïs, avec deux hommes ; il continua son 
voyage avec les autres et un seul canot, qu'ils 
furent d'ailleurs bientôt forcés d'abandonner, ayant 
trouvé quelques Heues plus haut, la rivière complè- 
tement prise. Puisqu'il leur fallait aller à pied, ils 
coupèrent au plus court ; ils marchaient, portant 
leurs bagages et leurs provisions sur leur dos, ayant, 
jusqu'au genou, de la neige sur les plateaux et de 
la boue dans les marais. Enfin, le 24, après avoir 
traversé quatre rivières sur des radeaux improvisés, 
ils arrivèrent, exténués, à la redoute du Miamis. 
Hélas! pas de barque! pas même de nouvelles de 
la barque ! La Salle eut le pressentiment d'un 
malheur et, sans prendre le temps de se reposer, cet 
homme de fer décida de pousser jusqu'au Niagara 
et même jusqu'à Frontenac. Il passa le Miamis sur 
un radeau et continua sa route vers l'est, dans la 
direction du lac Erié ; les voyageurs durent d'abord 
se frayer un chemin à travers une forêt inextricable, 
où ils laissaient, accrochés aux épines, des lam- 
beaux de vêtements et de peau ; au bout de deux 
jours et demi, ils rencontrèrent des bois moins touf- 
fus et si giboyeux qu'ils tuèrent plusieurs cerfs, de 
nombreuses poules d'Inde et même des ours. 
C'était une bonne aubaine pour eux, car leurs pro- 
visions de bouche étaient épuisées ; désormais ils 
vécurent uniquement de gibier. Mais le bruit de§ 
coups de fusil attira des sauvages Ouapous, qui 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA, SALLE 123 



étaient venus dans ces parages pour tuer ou faire 
prisonniers des chasseurs Iroquois et qui suivirent 
les voyageurs dans le but de les surprendre, La 
Salle réussit à leur échapper en usant de ruse et 
en mettant le feu derrière lui aux herbes sèches 
d'une immense prairie. Tout alla bien ensuite jus- 
qu'à un vaste marais, qu'ils furent obligés de traver- 
ser, ayant parfois de l'eau jusqu'à la ceinture ; là, 
leurs traces furent de nouveau découvertes, cette 
fois par une bande de Moscoutens, venus dans le 
même but que les Ouapous. Comme il n'y avait pas 
moyen de leur échapper, La Salle, suivant une tac- 
tique qui lui avait souvent réussi, les attendit de pied 
ferme, le fusil à la maiji ainsi que ses compagnons, 
mais décidé à ne tirer que s'il était attaqué. Malgré 
leur'nombre, les Moscoutens furent intimidés par 
cette belle assurance ; ils protestèrent aux Français 
qu'ils les avaient pris pour des Iroquois et leur pro- 
mirent de ne plus les inquiéter désormais. Malheu- 
reusement, un ennemi plus redoutable que les sau- 
nages se mit bientôt de la partie, la maladie ; deux 
hommes, épuisés par les fatigues et les privations, 
tombèrent comme paralysés, incapables de marcher, 
incapables même de se tenir debout. Il ne fallait pas 
songer à les porter et La Salle ne voulait pas 
les abandonner. Il alla à la recherche d'une rivière, 
qu'il fut assez heureux pour trouver, à peu de dis- 
tance de là, et qui allait se jeter dans le lac Erié ; il 
fit un canot d'écorce d'orme, dans lequel on trans- 
porta les malades ; au bout de cinq jours, ils furent 



124 IIISTOinE DE CAVELIER DE LA SALLE 

rétablis ; comme la rivière faisait beaucoup de 
détours et était, d'ailleurs, encombrée de troncs 
d'arbres, on recommença à aller à pied. Enfin, la 
petite troupe arriva à la rivière du Détroit. Là, La 
Salle ordonna à deux de ses hommes de faire un 
nouveau canot et d'aller à Michillimackimack pren- 
dre des informations au sujet du Griffon. Resté avec 
trois hommes, il construisit un radeau sur lequel il 
passa le fleuve, large à cet endroit d'une lieue. Ils 
longeaient les rivages du lac Erié^ quand le Chaoua- 
non et un autre tombèrent gravement malades à 
leur tour, ce qui obligea La Salle à faire un nou- 
veau canot, dans lequel ils arrivèrent enfin au Nia- 
gara, le lendemain de Pâques, 21 avril. Ils avaient 
fait près de 450 lieues en cinquante jours, à travers 
des régions, tantôt boisées, tantôt marécageuses, 
où nul Européen n'avait encore mis le pied, obligés 
de construire trois canots et de passer sur des 
radeaux six larges cours d'eau, ayant en un mot, 
à lutter contre la nature, les sauvages, les bêtes 
féroces, la faim et les maladies ; c'est, dit l'historien 
américain Parkman, le plus rude voyage que les 
Français firent en Amérique ; on peut même dire 
que c'est un des plus extraordinaires qui aient 
jamais été accomplis. 

Ce que La Salle apprit au Niagara n'était pas de 
nature à lui faire oublier ses fatigues ; d'abord, on 
n'avait pas revu le Griffon et on n'en avait eu aucune 
nouvelle ; ensuite, un navire venant de France, qui 
avait embarqué pour lui 20 hommes et 20,000 livres 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LÀ SALLE I2D 

de marchandises, avait fait naufrage et, sur les vingt 
hommes, seize s'étaient noyés ; enfin il apprit la 
saisie opérée au fort de Frontenac, sur l'ordre de ses 
créanciers et particulièrement de son frère. Il ne se 
laissa pas abattre : il était déjà habitué au malheur. 
Il ordona à d'Autray, qui commandait les postes du 
Niagara, de partir pour Pimiteoui avec des provi- 
sions, des armes et les matériaux nécessaires à la 
construction de la barque. Quant à lui, avec trois 
hommes « frais » il prit la direction du fort de Fron- 
tenac, où il arriva le 6 mai et d'où il envoya aussitôt, 
également à destination de Pimiteoui, des ouvriers 
sous la conduite de La Forêt, avec des matériaux et 
des provisions. De là, il descendit à Montréal, où il 
resta huit jours, le temps de s'entendre avec des 
créanciers et des associés moins raisonnables pour 
la plupart que les sauvages. De retour à Frontenac, 
il se préparait à regagner la vallée de Tlllinois, 
quand il vit arriver en canot deux hommes qu'il 
avait laissés à Pimiteoui et qui venaient, de la part de 
Tonty, lui annoncer la désertion des charpentiers, 
du forgeron, du menuisier et de plusieurs autres, 
qui s'étaient enfuis en emportant les marchandises, 
les pelleteries et la plus grande partie des muni- 
tions. 

Ce fut un nouveau coup pour La Salle, le plus 
terrible de ceux qui Pavaient frappé jusque-là : la 
fortune semblait s'acharner contre lui ; il n'hésita 
pas à lui tenir tète et, pour faire un exemple, il 
résolut de châtier les déserteurs. Il apprit que, 



126 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

après avoir démoli le fort du Miamis, pillé les maga- 
sins de Michillimackimack et du Niagara, ils 
s'étaient divisés en deux bandes : l'une avait pris le 
chemin de la Nouvelle-Angleterre, par le sud du lac 
Ontario, tandis que l'autre, forte de douze hommes, 
se dirigeait par le nord sur le fort de Frontenac, 
pour l'y surprendre et le tuer. La Salle prit aussitôt 
ses dispositions : à une partie de ses hommes, il 
ordonna de garder les principaux passages de la 
côte orientale ; avec les autres, il se dirigea en 
canot vers une longue île, s'étendant parallèlement 
à la côte septentrionale;, et que selon toute probabi- 
lité les déserteurs devaient longer^ soit à droite, soit à 
gauche : il laissa une. barque montée par cinq hoin- 
mes bien armés pour surveiller le côté sud, et lui- 
même, avec trois autres hommes, alla se poster dans 
le détroit, derrière une, pointe de terre : il ne tarda 
pas à apercevoir deux canots, assez éloignés Pun 
de l'autre, qui venaient dans sa direction ; il recon- 
nut ses déserteurs, qui paraissaient sans défiance. 
Quand il jugea le moment venu, il fit ramer droit au 
premier canot; il était debout, le fusil à la main. Il 
arriva à une portée de fusil du canot, avant que 
les hommes qui étaient dedans eussent le temps de 
se mettre en état de résister, car le moindre dépla- 
cement, un simple mouvement suffit pour faire cha- 
virer ces légers esquifs. 11 les coucha enjoué et leur 
intima l'ordre de se rendre, ce qu'ils firent. Le 
second canot, qui ne contenait que deux hommes, 
fut pris encore plus facilement. Les sept captifs 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE I27 

furent conduits au fort et mis en prison, en atten- 
dant leur jugen:ient. La Salle apprit d'eux que 
cinq autres de leurs complices s'étaient attar- 
dés à faire un troisième canot et qu'ils devaient 
arriver le lendemain : en effet, le 4 août, 
vers les six heures du soir, il les aperçut au loin, 
mais ne put empêcher qu'ils le vissent. Comme 
ils cherchaient à fuir il leur donna la chasse : 
serrés de prés, il n'eurent bientôt d'autre ressource 
que de gagner le rivage. Une fois à terre, ils s'em- 
busquèrent derrière des arbres, prêts à faire feu. 
Des rochers surplombaient le lac et il n'y avait 
d'autre endroit pour débarquer que celui où ils 
avaient eux-mêmes pris terre, et qui était à portée de 
leurs fusils, dont on apercevait les canons braqués. 
Ne voulant pas exposer inutilement la vie de ses 
hommes, La Salle envoya quatre d'entre eux cher- 
cher, le long de la côte, un endroit favorable pour 
débarquer; ils avaient ordre de revenir ensuite à pied 
pour prendre les rebelles entre deux feux ; pendant 
ce temps, lui resterait en surveillance. Mais la nuit 
vint et, à la faveur de l'obscurité, les déserteurs 
réussirent à se rembarquer, sans être vus ; ils 
n'allèrent pas loin : en effet, les quatre hommes 
détachés par La Salle, surpris par la nuit avant 
d'avoir pu prendre terre, revenaient dans leur canot, 
le long de o l'escore • (1), quand ils croisèrent celui 
des déserteurs, qu'ils reconnurent ; ils leur crièrent 
de se rendre et, n'ayant pas reçu de réponse, ils 

(1) Vieux mot normand, quisiguifie rivage escarpé. 



ia8 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

firent feu sur eux : deux furent tués ; les trois 
autres furent faits prisonniers et allèrent rejoindre 
leurs complices dans les cachots du fort de Fronte- 
nac. La Salle se mit ensuite à la recherche des huit 
autres, qui avaient pris par le sud du lac Ontario 
pour gagner la Nouvelle-York ; mais le vent les 
favorisait, tandis qu'il lui était contraire, et il ne put 
les atteindre. 



VIII 

Deuxième expédition. — Invasion de la 
vallée de l'Illinois par les Iroquois. 



I>a Salie redouble d'activité. — Il apprend le naufrage du Griffon. 
— Nouveaux sujets d'inquiétude. — Retour de l'explorateur 
daus la vallée de l'Illinois. — Spectacle macabre. — A la recher- 
che de Tonty. — Un champ de carnage. — Au confluent de 
l'Illinois et du Mississipi. — La Salle remonte 1 Illinois. — Coup 
d'œil rétrospectif : Une bataille entre les Iroquois et les Illinois; 
retraite de Tonty. — Sur les traces de Tonty. — Ligue défen- 
sive contre les Iroquois. — Nouveau voyage au fort de Frontenac. 

* 
Ce ne fut que le 10 août 1680 que La Salle reprit 
le chemin de la vallée de l'Illinois; il emmenait 25 
hommes, dont plusieurs charpentiers; il en détacha 
une partie, à qui il ordonna de faire le circuit habi- 
tuel, par le lac Erié, avec le gros des provisions et 
des matériaux; quant à lui, accompagné des autres, 
il prit le chemin de traverse, qui du lac Ontario con- 
duit, en passant par le petit lac Taronto {!), à la 
pointe orientale du lac Huron et que sa connaissance 
approfondie de la topographie des grands lacs lui 
avait fait deviner. 11 commença par se rendre à 
Teioiagon, au nord-ouest du lac Ontario : ce fut là 
qu'il rencontra et arrêta deux déserteurs, de ceux 
qui s'étaient réfugiés jadis à la mission de Ste-Marie- 
du-Sault. Ils étaient chargés des pelleteries qu'ils lui 

(I) Ou Nipissing, aujourd'hui appelé lac Sinicoe. 



l3o HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

avaient volées. L'un d'eux, nommé Gabriel Minime, 
obtint sa grâce, après avoir expliqué à La Salle « qu'il 
avait été débauché ». Quant à l'autre, un nommé 
Grandmaison, il parvint à s'enfuir de nouveau, en 
emportant le plus de pelleteries qu'il put. 

On se rappelle les inquiétudes de La Salle au sujet 
de sa grande barque à voiles, le Griffon^ qu'il avait 
renvoyée, chargée, de la baie des Puants dans la 
direction de Michillimackimack, d'où elle devait 
regagner le Haut Niagara. S'il avait encore conservé 
quelque espoir de la revoir, les renseignements qu'il 
se fit donner par les deux déserteurs ne purent lui 
laisser la moindre illusion. Le Griffon était perdu ! 
11 n'avait même pas atteint MichiHimackimack ! Le 
pilote et les matelots avaient dû périr avec le navire, 
car jamais on ne les revit. La Salle prétendit bien, 
dans une lettre écrite à La Barre du portage de la 
Checagou, le 16 juin 1683, qu'on avait vu Luc (c'était 
le nom du pilote) et ses compagnons remonter le 
Haut-Mississipi, chargés de marchandises, dans le 
but, pensait-on, de rejoindre le célèbre aventurier du 
Lhut. 11 est probable que La Salle, devenu soupçon- 
neux à force d'être trompé et trahi, attacha plus 
d'importance qu'il ne convenait à un simple racon- 
tar. Il n'est rien moins que prouvé non plus que les 
matelots aient été tués à la côté par des sauvages qui 
auraient coulé le navire, après avoir enlevé le con- 
tenu. Il y a tout lieu de croire que le Griffon fit nau- 
frage au cours d'une tempête, sans doute de celle que 
La Salle essuya en descendant la côte occidentale du 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE l3l 

lac Michigan après son départ de la baie des Puants, 
qui le força à relâcher à plusieurs reprises et lui fit 
concevoir des inquiétudes très vives au sujet de sa 
barque, inquiétudes qui n'étaient que trop fondées. 
Quoi qu'il en fût, c'était un véritable désastre pour lui : 
il perdait du même coup cinq ou six de ses meilleurs 
serviteurs, une barque qui lui avait coûté 10,000 
écus, 12,000 livres de marchandises, 4,000 livres 
d'outils, de munitions et de matériaux de toute 
sorte. Mais à quoi lui eût servi de se désoler ? Il com- 
prit qu'il y avait mieux à faire et il continua sa route, 
par le lac Taronto; arrivé au lac Huron, il prit par 
le nord de ce lac, dont il longea la côte septentrio- 
nale, qui offre plus d'abris et de baies que la côte 
méridionale, mettant ainsi à profit, dans l'intérêt de 
ses hommes et dans le sien, l'expérience qu'il acqué- 
rait dans ses voyages. Avant de se rendre à Michilli- 
mackimack, il poussa une pointe jusqu'à Sainte- 
Marie-du-Sault, pour y réclamer des pelleteries que 
les déserteurs lui avaient jadis emportées et qui, de 
l'aveu de Minime et de Grandmaison, étaient restées, 
pour la plus grande partie, en dépôt chez les Jésui- 
tes de cette mission. Inutile d'ajouter que ce voyage 
fut fait en pure perte. 

A MichiUimackimack, de nouvelles déceptions 
attendaient Texplorateur : il y trouva d'Autray et La 
Forêt, alors qu'il les croyait déjà rendus dans la 
vallée de Tlllinois; il apprit d'eux qu'ils avaient ren- 
contré de nouveaux déserteurs venant de Pimiteoui^ 
que ceux-ci leur avaient dit que Tonty était mort et 



l32 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA. SALLE 

qu'il n'y avait plus un seul Français dans la vallée 
de rillinois; ils ajoutèrent que ces nouvelles les 
avaient décidés à revenir sur leurs pas et à attendre 
de nouveaux ordres àMichillimackimack. Parcontre, 
il n'y trouva point les hommes qu"il avait envoyés 
du fort de Frontenac par le lac Erié; il fit alors par- 
tir à leur rencontre et à leur secours deux canots 
qui devaient longer, l'un la côte nord, l'autre la côte 
sud du lac Huron. Eu môme temps, il cherchait à 
s'approvisionner de maïs auprès des sauvages, qui, 
cédant peut-être à de perfides conseils, refusaient de 
lui en vendre, mais lui offraient du castor, dont il 
n'avait nul besoin et que, d'ailleurs, aux termes de 
ses lettres patentes, il lui était défendu d'acheter. Il 
dut avoir recours à un moyen qui réussissait toujours 
avec les snuvages : il leur proposa de les payer en 
eau-de-vie : le maïs afflua aussitôt, comme par 
enchantement, à son magasin. 

Impatient de savoir ce qu'était devenu Tonty, il 
partit, le 4 octobre, avec douze hommes et le fidèle 
Nica, laissant à La Forêt l'ordre d'attendre les retar- 
dataires jusqu'au 20 octobre et, à cette date, de venir 
le rejoindre au fort du Miamis, avec ou sans eux. 
Mais La Forêt, au lieu d'exécuter ponctuellement 
ces ordres, du reste croyant bien faire, alla au devant 
d'eux, ne les rencontra point et ne rentra que le 
4 novembre à Michillimackimack, où il fut retenu jus- 
qu'au. 11 par des vents contraires. La Salle ne l'atten- 
dit pas. Laissant au fort six de ses hommes, il partit, 
lui huitième, dès le commencement de novembre. Ij 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE l33 

suivit le même itinéraire que raiinée précédente. En 
descendant l'Illinois, il remarqua que les campagnes 
n'avaient pas été dévastées par le feu, ce qui redou- 
bla son inquiétude. Le 27 novembre, il arriva au con- 
fluent de la Divine; il débarqua pour voir s'il ne 
trouverait pas, sur quelque arbre, des signes gravés 
par Tonty pour marquer son passage, dans le cas 
où il aurait remonté ce cours d'eau; ses recherches 
ne donnèrent aucun résultat; mais, comme le gibier 
était très abondant dans ces parages, il s'y attarda 
à chasser pour se procurer des vivres : il tua douze 
bisons, sept ou huit chevreuils, des outardes et des 
cygnes en quantité. Au bout de trois jours, il remit 
ses canots à l'eau et, le l^'" décembre, il arriva à 
l'endroit où il avait encore vu, neuf mois auparavant, 
le grand village des Ilhnois. 

Un spectacle épouvantable s'offrit à sa vue : il ne 
restait plus de traces des cabanes; seules, des per- 
ches à demi brûlées, au haut desquelles grimaçaient 
des têtes déchiquetées par les oiseaux de proie, 
dessinaient lugubrement l'emplacement du village. 
Les féroces Iroquois avaient passé par là ! un fort 
qu'ils avaient construit était encore debout : sur les 
portes, des têtes clouées ; à l'intérieur, des tas d'os 
calcinés et, terrible sujet d'angoisse pour La Salle, 
çà et là des lambeaux de vêtements et des débris 
d'ustensiles ayant appartenu aux Français. Les 
champs étaient parsemés de carcasses à demi ron- 
gées; la rage des Iroquois s'était exercée jusque 



l34 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

sur les morts ensevelis (1), dont les ossements' 
avaient été déterrés et dispersés, et, ce qui ajoutait 
encore à l'horreur du spectacle, des bandes de loups 
et des nuées de corbeaux se disputaient les restes 
des cadavres au milieu d'un infernal concert de hur- 
lements étranges et de croassements lugubres. 
Revenu de sa stupeur, La Salle examina les têtes 
une à une, craignant toujours de reconnaître un de 
ses anciens compagnons ; un examen attentif le con- 
vainquit que toutes étaient des têtes de sauvages ; il 
se rendit ensuite à une lieue de là, à un endroit 
appelé le Jardin^ parce que ses hommes y avaient 
fait quelques semis : il y vit six pieux plantés en 
terre, peints en rouge, sur chacun desquels était 
représenté un homme, les yeux bandés. Sachant que 
les sauvages avaient Phabitude de planter de ces 
pieux, là où ils avaient tué ou pris des ennemis, il 
n'eut plus guère qu'un espoir, c'est que Tonty et ses 
compagnons eussent été simplement faits prison- 
niers. 

Sa funèbre exploration terminée, La Salle prit ses 
dispositions pour passer la nuit : l'angoisse étrei- 
gnait son âme et il ne put fermer l'œil ; toutefois, 
dans le chaos de ses pensées un rayon d'espoir se 
glissa : si les Français étaient encore à Pimiteoui ! 
c'était peu probable ; mais c'était possible. Il pousse- 
rait donc jusque-là ; s'il ne les y trouvait pas, il so 

(I) Les Illinois laissaient leurs morts exposés à l'air le plus 
longtemps possible : ils ne les enterraient souvent qu'au bout de 
plusieurs semaines. 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE l35 

mettrait à la poursuite des Iroquois pour leur arra- 
cher leurs prisonniers ou leur demander compte du 
sang versé. 

Le jour venu, il fit cacher le maïs qui restait dans 
le creux d'un rocher et les canots dans un îlot voi- 
sin, où il ordonna à trois de ses hommes de se for- 
tifier en son absence et de rassembler le plus de pro- 
visions qu'ils pourraient. Ensuite, il partit en canot 
avec les trois autres Français et son brave Chaoua- 
non : chacun d'eux était armé de deux fusils, d'un 
pistolet et d'une épée. En descendant la rivière, La 
Salle remarqua des campements abandonnés, éche- 
lonnés deux par deux sur les rives opposées, les 
uns vis-à-vis des autres : il comprit que les Illinois, 
vaincus et décimés, maisredoutables encore, s'étaient 
enfuis par la rivière, que les Iroquois les avaient 
poursuivis, espérant les surprendre et prenant toutes 
leurs précautions pour ne pas être surpris eux- 
mêmes. Au furet à mesure qu'il rencontrait de ces 
campements, il les visitait soigneusement. A Crève- 
cœur, il ne trouva personne : le fort était en ruines 
et, ce qu'il y avait de plus triste, c'est qu'il était visi- 
ble que l'œuvre de destruction avait été accomplie 
par des Français, et non par les Iroquois ; ceux-ci 
avaient dû se borner à enlever les clous du gabarit 
de la barque ; en examinant celle-ci de plus près, 
La Salle aperçut sur un bordage cette inscription : 
« Nous sommes tous sauvages, ce i5 a... 1680. » Le 
bordage avait été un peu endommagé et les quatre 
dernières lettres du mot avril avaient disparu. Ainsi 



l36 HISTOIRE BE CAVELIER DE LA SALLE 

qu'on le sut plus tard, c'était Tonty qui avait fait gra- 
ver ces mots, pour indiquer qu'il se retirait au vil- 
lage des Illinois, suivant la résolution désespérée 
qu'il avait prise, après la désertion de la plupart de 
ses hommes. La Salle n'en continua pas moins à 
descendre l'Illinois et rencontra plusieurs nouveaux 
campements, toujours opposés un à un ; à l'inspec- 
tion des deux derniers, il jugea, en voyant des cen- 
dres encore fraîches, que les deux armées nedevaient 
pas être loin. 

Il navigua toute la nuit et le lendemain, vers midi, 
arrivé en vue du Mississipi, il aperçut dans une 
plaine des cabanes en ruines et des formes humai- 
nes qui, dans leur immobilité, faisaient l'effet de 
spectres. Il débarqua et eut vite reconnu que cette 
plaine, dont les herbes étaient foulées et maculées 
de sang, avait été récemment un champ de bataille, 
ou plutôt un champ de carnage. Ainsi qu'il se le fit 
raconter plus tard, les Iroquois, vainqueurs dans les 
premiers engagements, n'avaient pas osé attaquer 
de nouveautés Illinois réunis; ils s'étaient bornés à 
les suivre de près, campant en face d'eux, sur la rive 
opposée, et leur faisant porter, chaque jour, des 
propositions de paix; les Illinois s'y laissèrent pren- 
dre : les uns remontèrent le Mississipi ; les autres le 
descendirent ; d'autres enfin restèrent ; c'était ce 
qu'attendaient les perfides Iroquois : ils tombèrent 
sur ces derniers, en tuèrent le plus qu'ils purent et 
mirent les autres en fuite ; puis ils s'emparèrent 
d'environ 700 femmes et enfants, dont ils firent périr 



HISTOIRE DE CAVËLIKR DE LA SALLE iSj 

la moitié dans des tourments épouvantables. Ces 
spectres que La Salle avait aperçus de loin, c'étaient 
des corps de femmes et d'enfants, empalés et rôtis. 
Il vit aussi les restes d'horribles festins et, dans des 
chaudières, des cadavres encore entiers, que ces 
monstres, déjà gorgés de chair humaine, n'avaient 
pu dévorer. 

Là encore, et ce fut une consolation pour lui, il 
ne trouva aucun vestige de ses anciens compagnons ; 
mais où étaient-ils ? où étaient les Iroquois et les sur- 
vivants des Illinois, qu'il aurait pu interroger utile- 
ment ? Il poussa jusqu'au- Mississipi; là, ne sachant 
plus quelle direction prendre, il s'arrêta, fitébran- 
cher un petit arbre, qui avait poussé sur le rocher 
situé à l'angle de gauche du confluent, et y fixa, au 
moyen d'un clou, un bout de planche où il repré- 
senta un canot et un calumet ; il y attacha égale- 
ment une lettre à l'adresse de Tonty, pour le cas où 
celui-ci viendrait à passer par là, lettre dans laquelle 
il annonçait qu'il retournait au grand village des 
Illinois. 

Bien que ses quatre compagnons se dissent prêts 
à l'accompagner jusqu'à l'embouchure du Mississipi, 
tant il avait su leur inspirer de confiance, La Salle 
ne pouvait songer en ce moment à descendre le grand 
fleuve, d'abord parce qu'il n'était pas encore fixé sur 
le sort de Tonty et de ses hommes, qu'il espérait 
toujours retrouver, ensuite parce qu'il voulait rallier 
ceux des siens qui étaient restés en arrière. Il 
remonta donc l'Illinois et au bout de trois jours et 



l38 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

demi, arriva prés du grand village, là où il avait 
laissé trois de ses compagnons, qu'il retrouva sains 
et saufs. On était alors au cœur de l'hiver et, comme 
le froid était très vif, la rivière fut bientôt entièrement 
gelée, ce qui força La Salle à séjourner dans ce lieu 
plus longtemps qu'il n'aurait voulu. Il mit à profit ce 
séjour forcé pour compléter ses approvisionnements 
et aussi pour faire des observations sur des phéno- 
mènes célestes qui ont rendu cet hiver célèbre dans 
les annales de l'astronomie : c'est ainsi qu'il prit des 
notes sur une superbe comète, dont la queue mesu- 
rait trente degrés de longueur, et sur plusieurs pa- 
rhélies, dont le plus remarquable i représentait huit 
soleils, outre le véritable ». Entre temps, il cherchait 
à rencontrer des sauvages, pour obtenir d'eux quel- 
que renseignement. Mais il ne put mettre la main 
sur aucun. Voyant que le dégel ne venait pas et 
craignant qu'il ne se fit attendre longtemps encore, 
il se décida à se remettre en route, avec tout son 
monde, et fit traîner les canots sur la neige. Comme 
il n'avait trouvé aucune trace de Tonty au-dessous 
du grand village, il lui était venu à l'esprit qu'il avait 
pu remonter l'Illinois et se réfugier chez les peuples 
qui habitaient à l'ouest du lac Michigan ; aussi il 
inspectait minutieusement les rives pour tâcher de 
découvrir quelque indice rassurant : en visitant une 
cabane abandonnée, il crut reconnaître que son lieu- 
tenant y avait séjourné. 

11 ne se trompait pas : les Français n'avaient été 
ni tués, ni même faits prisonniers. Tonty, resté avec 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE iSq 

quatre hommes seulement, dont deux Récollets, et 
réduit à l'inaction, s'était retiré, avons-nous dit, au 
grand village des Illinois ; il y attendait La Salle, 
quandon vint lui annoncer que celui-ci avait été tué : 
cette fausse nouvelle émanait sans doute de ceux-là 
même qui faisaient, en même temps, annoncer à La 
Salle la mort de Tonty. Ce dernier, jugeant dés lors 
qu'il n'y avait plus rien à faire pour lui dans la vallée 
de rillinois^ résolut de reprendre le chemin du Ca- 
nada. Comme il faisait ses préparatifs de départ, 
voilà que le bruit éclate dans le village qu'une armée 
iroquoise, forte de six ou sept cents guerriers, s'a- 
vance et n'est plus qu'à une ou deux journées de 
marche. Fidèle aux ir;structions qu'il avait reçues, 
Tonty était bien décidé à observer une stricte .neu- 
tralité. Mais les ennemis de La Salle et les déserteurs 
avaient mis à courir de nouveau, parmi les Illinois, 
le bruit que lui et son lieutenant étaient les alliés 
des Iroquois ; l'arrivée de ceux-ci coïncidant avec le 
départ des Français donnaità ce bruit quelque appa- 
rence de fondement ; on disait même qu'il y avait 
des Français dans les rangs des ennemis, parce 
qu'un de leurs chefs avait endossé la défroque d'un 
Jésuite et avait coiffé son chapeau. Un capitaine 
Illinois alla jusqu'à reprocher à Tonty d'être un 
traître ; le loyal chevaher bondit sous le coup de fouet 
de cette insulte : « Pour te faire voir que je ne suis 
« point l'ami de l'Iroquois, répondit-il, je mourrai 
« demain avec toi. » Les Illinois employèrent une 
partie de la nuit à charger sur leurs pirogues tout 



l4» HISTOIRE DE CAVKLIER DE LA SALLE 

ce qu'ils possédaient, avec leurs femmes et leurs 
enfants, qu'ils envoyèrent six lieues plus bas ; ils 
passèrent le reste en festins et en danses guerrières, 
pour se donner du cœur. Le lendemain, les deux 
armées se trouvèrent en présence : Tontyet ses deux 
compagnons laïques étaient dans les rangs des Illi- 
nois ; sur le désir exprimé par ces derniers, qui 
voulaient tenter un accommodement, il consentit à 
aller porter leurs propositions à l'armée ennemie, 
accompagné d'un indigène, à qui on avait remis un 
présent pour les Iroquois ; ils furent accueillis à 
coups de fusil ; Tonty ordonna alors au porteur du 
présent de retourner sur ses pas ; puis, il s'avança ^ 
seul, à travers les balles et les flèches, jusque dans 
les rangs des ennemis. Mais là, un Troquois d'Onnon- 
tagué lui plongea son couteau dans le sein gauche : 
le héros s'affaissa ; en un clin d'œli, il fut dépouillé 
de ses vêtements ; un guerrier, accroupi derrière lui, 
un couteau à la main, lui releva les cheveux, sem- 
blant attendre un signal pour le scalper. Pendant ce 
temps, la bataille s'était engagée, furieuse : les deux 
Français, croyant que Tonty avait été tué, voulurent 
au moins le venger ; bientôt l'aile gauche des Iro- 
quois, qui avait eu dix hommes tués ou blessés, 
commença à plier. Inquiets à leur tour, les agres- 
seurs s'empressèrent autour de Tonty, le remirent 
sur pied et le supplièrent de faire tous ses efforts 
pour rejoindre les Illinois et leur porter un présent ; 
c'était le salut pour le blessé, qui rassembla toutes 
ses forces et parvint à regagner les rangs de ses alliés. 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE l4l 

Il fit cesser le combat et les négociations commen- 
cèrent. Il s'ensuivit une trêve de quelques jours, dont 
Tonty profita pour effectuer son départ, devenu 
d'autant plus urgent que, dans la nuit qui précéda 
la bataille, les Français avaient perdu à peu prés 
tout ce qui leur restait. Il remonta l'Illinois avec ses 
deux compagnons d'armes et les deux Récollets, les 
seuls Français qui restassent encore dans la vallée. 
Un jour, au moment d'une halte, un des Pères, le 
Révérend Gabriel de la Ribourde, s'étant écarté, no 
reparut plus ; après l'avoir longtemps cherché, Tonty, 
ayant acquis la conviction qu'il avait été tué par des 
sauvages, se décida à continuer sa route ; arrivé au 
confluent de la Divine,!il prit par cette rivière, sans 
laisser le moindre indice de son passage, précaution 
superflue si, comme on le lui avait dit, La Salle était 
mort. Après des fatigues inimaginables et des pri- 
vations telles que les quatre voyageurs furent réduits 
à manger des citrouilles pourries, des courroies et 
des peaux de bouchers, ils arrivèrent, mourants, à 
un village de Poutéatamis, où ils furent bien accueil- 
hs et passèrent l'hiver. 

A la suite de sa visite à la cabane abandonnée, La 
Salle, qui s'était repris à espérer, continua à remon- 
ter rilhnois et, arrivé au confluent de la Divine, 
s'engagea résolument sur cette rivière, bien qu'il ne 
s'expliquât point encore que Tonty n'eût pas gravé 
sur les arbres certains signes convenus pour indi- 
quer la direction prise par lui. Une lieue plus haut, 
il laissa ses canots et ses provisions dans une 



l42 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

cachette, sous la garde de d'Autray et d'un autre, et 
avec le reste de ses hommes, il continua sa route à 
pied, en longeant la rivière. A quelque distance de 
là, il rencontra une nouvelle cabane également 
abandonnée; un examen attentif lui donna, cette 
fois, la certitude qu'elle avait servi d'abri à Tonty : 
celui-ci était donc vivant ! La Salle poussa un sou- 
pir de soulagement. Il conjectura que son lieutenant 
avait dû gagner le lac Michigan et, par le lac, le fort 
du Miamis. Il prit lui-même cette direction pour le 
rejoindre au plus tôt et, après avoir fait soixante 
lieues dans la neige, il arriva au fort : il y trouva La, 
Forêt, arrivé depuis peu de Michillimackimack, avec 
trois hommes seulement ; mais point de Tonty, ni 
même de nouvelles de Tonty, La Salle le fit d'abord 
chercher du côté du Détroit; maisbientôt il apprit par 
des sauvages qu'il était resté chez les Poutéatamis, 
qui habitaient à l'ouest du lac Michigan ; aussitôt il 
envoya de ce côté quelques hommes qui furent assez 
heureux pour le trouver et qui l'amenèrent à Michil- 
limackimack, avec ses compagnons. Les mêmes 
sauvages lui donnèrent également des nouvelles de 
Michel Accault, du Père Hennepin et de Gay, dit le 
Picard, revenus tous les trois en bonne santé do leur 
voyage d'exploration sur le Haut Mississipi. 

Ces nouvelles consolèrent un peu La Salle de 
Téchec de son expédition; cet échec était dû aux 
Iroquois ; le découvreur comprit qu'il fallait opposer 
un contrepoids à leur puissance et conçut le dessein 
de former contre eux une ligue défensive^ assez forte 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE l43 

pour leur en imposer. Il se mit aussitôt à l'œuvre ; 
la perfidie et l'avidité des féroces guerriers des cinq 
nations servirent admirablement ses projets : dans 
leur guerre contre les Illinois, ils avaient eu pour 
alliés les Miamis; cela ne les empêcha pas, à leur 
retour, d'en tuer quelques-uns et d'en emmener une 
vingtaine prisonniers ; les Miamis leur firent récla- 
mer ces derniers et leur envoyèrent même des pré- 
sents en échange ; les Iroquois acceptèrent les pré- 
sents et gardèrent les prisonniers; La Salle profita 
du mécontentement des Miamis pour les décider à 
faire alliance avec les Chaouanons, qui habitaient au 
sud, entre TOhio et le Mississipi, avec les Illinois et 
plusieurs autres tribus «sauvages. Les négociations 
qu'il engagea avec ces divers peuples l'obligèrent à 
faire de nouveaux voyages, entre autres un chez les 
Illinois, qui faillit lui être funeste : il marchait, depuis 
plusieurs jours, à l'aide de raquettes, sur la neige 
gelée, quand il fut atteint tout à coup d'un violent 
mal d'yeux, causé sans doute par la blancheur 
éblouissante de la neige et la réverbération des 
rayons du soleil. Il resta aveugle trois longs jours, 
souffrant horriblement. Il se traita au moyen de 
feuilles de pin, remède qui est, paraît-il, excellent 
contre ces sortes de maladies et qui lui fut indiqué 
par les indigènes; sa guérison fut-elle due à ce trai- 
tement ? Tout ce qu'il put dire, c'est qu'il lui procura 
un soulagement réel. 

Rentré au fort du Miamis, après avoir vu le succès 
couronner ses efforts et ses démarches, La Salle 



l44 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

envoya des hommes de divers côtés pour rallier les 
absents et les amener à Michillimackimack. Lui- 
même s'embarqua, le 25 mai, à destination de Fron- 
tenac, pour y renouveler ses provisions et ses muni- 
tions. Il dut même descendre jusqu'à Montréal, sur 
Tordre du gouverneur, que d'ailleurs il n'y trouva 
point. Mais il eut avec ses associés plusieurs entre- 
vues qui aboutirent à de nouveaux arrangements, 
dont il a été parlé au chapitre VI. Au cours de ce 
voyage, il rencontra également Michel Accault, qui 
lui rendit compte de son expédition. 

On se rappelle que La Salle l'avait envoyé avec le\ 
Picard et le père Hennepin explorer le cours supé- 
rieur du Mississipi; Accault avait été préparé à cette 
mission par son voyage de 1678, lors duquel il eut 
Poccasion de s'initier aux mœurs et au langage de 
plusieurs des peuplades qui habitaient sur le Haut 
Mississipi. La Salle nous le dépeint prudent, coura- 
geux et froid ; il lui confia, outre un canot, 1.000 ou 
1.200 livres de marchandises, pour offrir en présent 
aux indigènes ou échanger contre des vivres. Ils 
partirent, avons-nous dit, le 28 février, munis d'un 
calumet; ils descendirent IMllinois et arrivèrent, le 7 
mars, au Mississipi. Comme le fleuve charriait des 
glaçons, ils durent attendre jusqu'au 12 pour com- 
mencer à le remonter. A environ 100 lieues de là, ils 
trouvèrent l'embouchure d'un affluent presque aussi 
large que l'Illinois, le Wisconsin, qui prend sa 
source non loin de la baie des Puants et par lequel 
Jolliet et ses compagnons avaient jadis atteint le 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 1^0 

grand fleuve. Au-dessus duWisconsin, aucun Euro- 
péen n'avait encore navigué sur le Mississipi, au 
moinsjusqu àunautre de ses affluents (l),qui débou- 
che à près de cent lieues de là et vient des environs 
du lac Supérieur; ils furent les premiers explora- 
teurs de cette partie du cours du grand fleuve. Ils 
poussèrent même beaucoup plus haut, jusqu'au delà 
d'une cascade de 30 ou 40 pieds de hauteur qu'ils 
nommèrent Saint-Antoine de Padc, nom qu'elle 
porte encore aujourd'hui. Ils continuaient à remon- 
ter le fleuve, décidés à aller jusqu'à sa source, 
quand ils tombèrent au milieu d'un parti de Sioux, 
ou Nadouesioux, la plus importante peuplade de la 
région. Sans les traiter en prisonniers, les Sioux ne 
se comportèrent pas cependant avec eux comme des 
alliés; il les entraînèrent, presque de force, à leur 
village et se partagèrent leurs marchandises. Tandis 
que le Père Hennepin se figurait toujours qu'on 
allait le brûler, Michel Accault réclamait énergique- 
ment le payement des marchandises et il finit par 
obtenir satisfaction. Etant allés à la chasse avec les 
Sioux sur le Mississipi, ils rencontrèrent du Lhut 
qui, du lac Supérieur, avait pénétré jusque-là par 
la rivière Sainte-Croix, accompagné d'une vingtaine 
d'hommes. Avec lui et peut-être un peu grâce à lui, 
Accault et ses deux compagnons purent enfin rega- 
gner les grands lacs, par le Wisconsin et la baie des 
Puants. Le Père Hennepin s'empressa de passer en 

(1) Appelé par les sauvages rivière du Tombeau, aujourd'hui 
rivière Sainte -Croix. 

10 



l46 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

France pour triompher auprès de ses compatriotes 
et usurper un honneur qui devait revenir à La Salle 
d'abord, qui avait conçu et organisé l'expédition et 
lui avait fourni le nécessaire, ensuite à Michel 
Accault, qui en avait été le chef désigné et le chef 
réel. Il publia de son voyage une longue relation 
qu'il intitula « Description de la Louisiane » et où il 
donnait libre carrière à sa tendance naturelle à l'exa- 
gération. Pour suppléer à l'insuffisance de ses obser- 
vations personnelles, il n'hésita pas à copier les rela- 
tions de l'abbé Bernou, rédigées d'après les lettres 
de La Salle, et qu'il avait réussi à se faire prêter. 11 
se montra plagiaire aussi maladroit qu'impudent : 
par exemple, là où le manuscrit portait : « On vit 
des deux côtés de la rivière quantité de pirogues r>, 
il lut : « On vit des deux côtés de la rivière quantité 
de perroquets. » Ailleurs, au mot « tourtres » il 
substitua celui de « tortues ». 



IX 

3« expédition. — La Salle descend le 
Mississipi jusqu'à son embouchure. 

La Salle rassemble ses liomrnes au fort du Miamis. — Sa tactique. 

— Sur le Mississipi. — Le fort Prudhomme. — Chez les Akan- 
sas : prise de possession du pays. — Chez les Taensas. — Les 
Quiuipissas : difficulté de se procurer des vivres. — A l'embou- 
chure du Mississipi : prise de possession de la vallée. — Une 
magnifique colonie. — La Salie remonte le Mississipi. — Aux 
armes ! — Un festin troublé. — Grave maladie de La Salle. 

— Construction du fort Sainl-Louis des Illinois. 

Après avoir achevé ses préparatifs et fait son tes- 
tament, La Salle donna le signal du départ. Il avait 
envoyé à Tonty, dont il avait appris l'arrivée à 
Michillimackimack, l'ordre de prendre les devants 
avec tous les hommes qu'il aurait sous la main, de 
se rendre au fort du Miamis et d'embaucher le plus 
grand nombre possible de sauvages alliés. Instruit 
par l'expérience et par le malheur, il avait pris la 
résolution de se passer de grande barque, de ne 
plus se fier qu'à lui et d'avoir autant que possible 
tout son monde sous la main : ce fut le fort du 
Miamis qu'il choisit comme Heu de rassemblement ; 
lui-même y arriva le 19 décembre 1681, après avoir 
suivi le même itinéraire que l'année précédente^ par 
les lacs Ontario, Simcoe, Huron et Michigan. Vingt- 
deux Français s'y trouvèrent alors réunis, parmi 



l48 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

lesquels Tonty, d'Autray, Jacques de la Métairie, 
Jean Michel, chirurgien, Nicolas de La Salle^ qui 
n'avait de commun que le nom avec le chef de 
l'expédition, le père Zénobe Membre, le sieur de 
Boisrondet, etc., toute une élite, que devaient escor- 
ter trente sauvages, dont dix femmes et trois 
enfants. 

Ce n'était pas sans de sérieux motifs que La Salle 
avait tenu à se faire accompagner par des sauvages 
alliés, qui devaient renforcer sa petite troupe : sans 
doute, son intention n'était pas d'entrer en lutte 
avec les peuplades indigènes qu'il rencontrerait s'ur 
son chemin, sa tactique restait toujours la même : 
prendre toutes les précautions possibles, surtout la 
nuit, contre les surprises ; en cas de rencontre avec 
une troupe de sauvages, les attendre de pied 
ferme dans un endroit facile â défendre ; ne jamais 
les attaquer le premier ; les laisser tirer leurs pre- 
mières flèches sans riposter, mais aussi sans mani- 
fester le moindre trouble, pour leur faire voir que, 
s'il désirait la paix, il ne redoutait point le combat. 
Presque toujours, les sauvages, intimidés par cette 
assurance, se mettaient à faire des démonstrations 
pacifiques. Mais il pouvait arriver que les sauvages 
persistassent dans leurs dispositions belliqueuses ; 
il fallait alors se défendre et mettre en fuite les 
agresseurs ; les sauvages alliés pouvaient être dans 
ce cas, des auxiliaires précieux. De plus, ils étaient 
excellents chasseurs et, comme on emportait peu de 
vivres, ils devaient approvisionner la troupe de 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE l49 

gibier. Enfin quelques-uns prétendaient connaître les 
idiomes des tribus du sud. Pour entrer en relations 
avec les peuples indigènes, voici, d'ailleurs, com- 
ment La Salle s'}^ prenait généralement : il deman- 
dait à ses alliés, d'une part, de lui fournir des guides 
de leur nation, d'autre part, de lui vendre leurs pri- 
sonniers de guerre : les guides l'introduisaient chez 
les nations amies de la leur ; les prisonniers de 
guerre, chjz les nations ennemies. C'est ainsi que 
La Salle a pu explorer l'immense vallée du Missis- 
sipi, et même le conquérir, presque sans verser de 
sang. 

Comme le fleuve des Miamis était gelé, La Salle 
résolut de gagner directement l'Illinois, par le sud 
du lac Michigan et par la Checagou. Cette rivière 
était gelée également : on transforma alors les 
canots en traîneaux, on descendit l'Illinois, sur la 
glace, jusqu'au fort de Crévecœur, où l'on trouva la 
rivière dégelée ; les traîneaux redevinrent canots, et 
l'on arriva au Mississipi le 6 février 1682. On 
séjourna sept ou huit jours au confluent pour atten- 
dre les sauvages qui avaient dû faire le trajet à pied, 
ayant laissé leurs canots au fond du lac Michigan, 
et pour leur donner le temps d'en faire d'autres, 
avec de l'écorce d'orme. Les Français employèrent 
leurs loisirs à pêcher. Dès que les canots des sau- 
vages furent prêts, les voyageurs commencèrent à 
descendre le grand fleuve; bientôt ils rencontrè- 
rent, sur leur droite, l'embouchure du Missouri, ou 
rivière Emissourita, qui se précipite avec la rapidité 



l5o HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

d'un torrent dans le lit du Mississipi : ils n'eurent 
plus qu'à laisser leurs canots suivre le courant 
majestueux, qui tantôt déroule le ruban jaunâtre de 
ses eaux troubles à travers de vastes plaines basses, 
tantôt se resserre et s'encaisse entre des montagnes 
escarpées. Ils vivaient de pêche et surtout de 
chasse, tuant, à chaque instant, des poules d'Inde, 
des outardes, des cygnes, des chevreuils, voire des 
bisons. Bientôt, ils arrivèrent à une longue île ou 
plutôt à une chaîne d îlots, qui se succèdent sur une 
longueur de plus de 60 lieues ; ils passèrent à droite 
de ces îlots, qui leur cachèrent l'embouchure de 
l'Ohio, de l'autre côté ; il ne leur échappa point 
toutefois qu'une grande rivière débouchait dans le 
Mississipi par la rive opposée et ils supposèrent, 
avec raison, que cet affluent n'était autre que l'Ohio, 
ou Chucagoa. Quoique grossi par ce magnifique 
cours d'eau, le lit du Mississipi ne s'élargit pas plus 
qu'il ne s'est élargi après avoir reçu le Missouri, qu'il 
ne s'élargira après avoir reçu les eaux de plusieurs 
autres tributaires importants, comme l'Akansas et 
la Rivière Rouge ; mais il devient beaucoup plus 
profond, ce qui n'empêche pas le fleuve de déborder, 
surtout dans la saison des pluies. C'était alors le 
cas ; les canots voguaient rapidement, sans le 
secours des rames, entre des rives submergées, 
dont les lignes sinueuses étaient dessinées par deux 
lisières parallèles de cannes, au-delà desquelles se 
trouvaient deux rangées d'arbres variés, tels que 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE l5l 

mûriers, lauriers, etc. Mais bientôt les vivres vin- 
rent à manquer, et il fallut s'arrêter pour chasser. 

On débarqua au pied d'une hauteur et les chas- 
seurs S3 mirant en campagne. L'un d'eux, nommé 
Prudhomme, armurier de son état, s'étant un peu 
trop écarté, malgré les recommandations de La 
Salle, s'égara. L'explorateur ne voulut point conti- 
nuer sa route avant de Tavoir retrouvé, mort ou 
vivant, et envoya de divers côtés des hommes à sa 
recherche. En attendant leur retour, il fit construire 
un fort pour se mettre à l'abri de surprises, toujours 
possibles et d'autant plus à craindre alors qu'on 
avait relevé, dans les environs^ des pistes fraîches 
de sauvages ; La Salle donna à ce fort le nom de 
l'imprudent chasseur. Il y avait déjà une dizaine de 
jours qu'on le cherchait et tout le monde commen- 
çait à désespérer, quand enfin il fut aperçu, descen- 
dant le Mississipi sur un tronc d'arbre : il avait pu 
regagner le fleuve et, croyant ses compagnons en 
avant, il cherchait à les rejoindre ; il n'avait pres- 
que riçn mangé depuis le jour où il avait disparu, 
et mourait de faim. 

Cinquante lieues plus bas^ on trouva, sur la 
droite, un grand village, oi!i Ton fut très bien reçu : 
c'était la principale bourgade des Akansas, puis- 
sante peuplade aux mœurs douces et hospitalières, 
cruelle seulement pour ses ennemis. Lés hommes, 
entièrement nus, étaient fort bien faits ; ils habi- 
taient de vastes cabanes, habilement et solidement 
construites, avec des toits en forme de dômes ; ce 



l52 IIÎSTOTRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

qui les caractérisait surtout, c'était le singulier 
usage qu"'ils avaient de frotter la poitrine de ceux à 
qui ils voulaient donner des marques d'amitié 
et de se la frotter ensuite ; de plus, en signe de res- 
pect, ils poussaient de petits cris, semblables au 
gloussement d'une poule qui appelle ses poussins, 
ou encore au bruit que fait, avec la langue, celui qui 
veut exciter un cheval. Le premier jour, après avoir 
fait fumer La Salle et tous ses compagnons, ils leur 
offrirent un festin ; le lendemain, ils leur dansèrent 
la danse dite du calumet et des présents furent 
échangés. La Salle invita le chef, qui y consentit de 
bonne grâce, à se mettre sous la protection du rôi 
de France et, au nom de Sa Majesté très chrétienne, 
il prit solennellement possession, en présence de ses 
hommes sous les armes et des sauvages assemblés, 
t du pays de la Louisiane et de toutes les terres, 
provinces, pays, peuples, nations, etc. », situés sur 
le cours de l'Ohio et sur celui du Mississipi. Il fit 
arborer les armes de Louis XIV, après quoi l'on 
chanta un Te Deum^ et l'on tira trois salves. On était 
alors au 12 mars : o L'air avait une odeur suave, dit 
t Nicolas de La Salle dans sa relation, et les pé- 
t chers étaient en fleurs. » Les Français passèrent 
trois jours très agréablement dans ce Heu de déli- 
ces, au milieu de ces sauvages relativement policés 
et empressés à leur faire plaisir, qui leur fournirent 
encore deux guides, au moment de leur départ. 
Mais quatre des sauvages de La Salle restèrent avec 
eux, parce que, disaient-ils, leur nation avait pour 



HÎSTOIRE DE CAVELIF.R DE LA SALLE l53 

ennemies celles qui habitaient plus bas et qu'ils 
craignaient de tomber en leur pouvoir. 

Continuant à descendre le Mississipi, les explora- 
teurs rencontrèrent l'embouchure de la rivière des 
Akansas, ou Arkansas. Un peu au-dessous, habi- 
taient les Taensas, alliés des Akansas, qui leur 
firent très bon accueil et les invitèrent à se rendre à 
leur village, situé à quelque distance du fleuve. De 
l'autre côté, sur la rive gauche, habitaient des peu- 
ples ennemis des Akansas et des Taensas, et La 
Salle ne voulut pas abandonner les canots : il 
envoya à sa place Tonty, avec plusieurs hommes. 
Ils remarquèrent que le chef et les notables avaient 
des perles aux oreilles, que les arbres fruitiers 
abondaient, dans le pavs, que les femmes savaient 
faire d'excellentes tartes aux fruits, enfin qu'il y 
avait, en face de larésidence du chef, un temple, con- 
sacré à la divinité locale, sur le faîte duquel étaient 
perchés trois aigles en effigie, regardant le soleil 
levant. 

Plus bas, les Natchez et les Coroas^ établis 
sur la rive gauche, se montrèrent également 
bien disposés pour les Français. Mais il n'en 
fut pas de même des sauvages qui habitaient au- 
dessous du confluent de la rivière Rouge, ap- 
pelés Quinipissas : quelques-uns d'entre eux qui 
péchaient sur le fleuve, s'enfuirent à la vue des 
canots, abandonnant leur pèche et un panier, qui 
contenait un pied d'homme et une main d'enfant 
» boucanés » ; des parlementaires, qui leur furent 



l54 HISTOIRE DE CAVELTER DE LA SALLE 

envoyés avec le calumet, furent reçus à coups de 
flèches; il ne fallait donc pas songer à se procurer 
des vivres chez eux. Et pourtant on en avait bien 
besoin : depuis quelques jours, on en était réduit à se 
nourrir de chair de crocodile, mets qui demande à 
être assaisonné par un sérieux appétit et dont on se 
fatigue, d'ailleurs, très vite. La Salle tourna alors ses 
regards vers la rive opposée, espérant qu elle serait 
plus hospitalière : il aperçut un village au-dessus 
duquel planaient des nuées de vautours et de cor- 
beaux : c'était d'un fâcheux augure; il n'hésita pas 
cependant à s'y rendre : hélas ! du village incendié il 
ne restait que cinq cabanes; elles étaient pleines de 
cadavres, qui nageaient dans des mares de sang; 
alentour, le sol était jonché de carcasses humaines : 
on eût dit que les Iroquois étaient venus opérer jus- 
que-là! 

Il fallut continuer à manger du crocodile et du 
caïman : ces amphibies devenaient de plus en plus 
nombreux au fur et à mesure qu'on approchait du 
golfe du Mexique ; malgré cela, il n'était pas toujours 
facile d'en tuer. Enfin, le G avril, on découvrit la 
mer : Témotion des voyageurs, à cette vue, ne sau- 
rait être mieux comparée qu'à celle qui s'empara 
des marins de Chri3toph3 Colomb, quand ratentirent 
sur les naviras les cris de : terre ! terre !! Le lende- 
main, La Salle explora le, bras de droite, tandis que 
Tonty descendait celui du milieu et d'Autray celui 
de gauche. Le 9, il ordonna de planter un arbre, 
préalablement équarri, sur lequel on peignit les 



I 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE l55 



armes du roi, avec cette inscription : « Louis le 
Grand, roy de France, règne le9« avril 1682. » A côté, 
on planta également une croix, au pied de laquelle 
on enterra profondément une plaque de cuivre, por- 
tant une inscription identique. Puis, avec le môme 
cérémonial que Chez les Akansas, La Salle prit pos- 
session de toute la vallée du Mississipi : « De par très 
haui, très puissant^ très invincible et victorieux prince 
« Louis le Grand... ce jourd^huy, 9 avril i682, Je^ en 
« vertu de la Commission de Sa Majesté^ que je tiens en 
« Wiam, prêt à la faire voir à qui il pourrait appartenir., 
« ay pris et prmids possession^ au nom de Sa Majesté et des 
successeurs de sa couronne de ce pays de la Louisiane, 
a depuis Vemboucheure du grand fleuve Saint-Louis du 
« côté de VEst, appelé autrement Ohio., Olighinsipou, ou 
« Chukagoa., et ce, du consentement des Chouanons., Chi- 
a cachas et autres peuples y demeurant avec qui nous avons 
« fait alliance, comme aussy le long du fleuve Colbert,ou Mis- 
sissipi^ et rivières qui s'y deschargent, depuis sa nais- 

sance au delà du pays des Sioux ou des Nadouesioux, 
« et ce, de leur consentement, et des Ototantas, Illinois ^ 
« Matsigameas., Akansas^ Natchez^ Coroas, qui sont les 
« plus considérables nations qui y demeurent., avec qui 
€ nous avons fait alliance, par nous ou gens de notre part, 
« jusqu'^à son embouchure dans la mer ou Golfe du Mexi- 
i que.) environ les 27 degrés d''élévation du pôle septen- 
t Irionaly.. sur r assurance que nous avons eue de toutes 
« ces nations que nous sommes les premiers Européens qui 

1 aient descendu ou remonté le fleuve Colbert... » On 
chanta ensuite le Vexilla régis et le Te Deum^ et trois 



l56 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

salves terminèrent la cérémonie ; le procès-verbal, 
rédigé par La Métairie qui faisait les fonctions de 
notaire, fut signé de tous les Français. 

La Salle vécut là des heures délicieuses, qui lui 
firent oublier ses fatigues, ses malheurs et les trahi- 
sons dont il avait été victime : le premier, il avait 
découvert le grand fleuve ; le premier, il l'avait des- 
cendu jusqu'à la mer ; sans doute, cette mer n'était 
pas celle qu'il avait autrefois rêvée, la merde Chine, 
et il le savait depuis longtemps ; mais il avait trouvé 
entre les riches plaines du centre et l'Océan Atlan- 
tique, parle golfe du Mexique, une voie de commu- 
nication plus sûre et plus facile que celle des grands 
lacs et du Saint-Laurent, et d'ailleurs ininterrompue. 
Il était sûr maintenant qu'un petit navire pouvait 
remonter le Mississipi jusqu'à l'Illinois, et même cet 
affluent sur une partie de son cours. Et non seule- 
ment il avait découvert une des plus belles et des 
plus fertiles vallées du monde, mais on peut dire 
qu'il l'avait conquise à la France, et cela, sans l'ap- 
pui du roi, presque malgré lui. Il en avait pris pos- 
session au nom de sa patrie, et d'après le droit inter- 
national, cette prise de possession, légitimée par la 
découverte, en faisait une colonie française, colonie 
autrement vaste et riche que le froid et stérile Cana- 
da. La chasse et la pêche y offraient des ressources 
qui paraissaient inépuisables ; les pioissons de toute 
sorte pullulaient dans les cours d'eau et les lacs, 
fréquentés en outre par une prodigieuse quantité de 
castors; dans les plaines, erraient d'innombrables 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 107 

troupeaux de bisons, des cerfs, des chevreuils, etc. ; 
les outardes, les poules d'Inde et les cygnes y étaient 
si nombreux que le chasseur en faisait lever à cha- 
que pas. De vastes forêts, où se trouvaient réunies 
les essences les plus précieuses, n'attendaient que la 
hache du bùchei'on et la scie du charpentier pour se 
transformer en maisons et en navires. La terre pro- 
duisait d'elle-même la canne à sucre, le maïs, les 
fèves, les pois, le tabac, le chanvre, etc., et on avait 
des preuves qu'elle renfermait dans son sein de^ 
riches mines de charbon^ de cuivre, de fer, de plomb, 
d'argent, d'ardoises, etc. On n'avait qu'à élever la 
main pour cueillir les fruits les plus variés, aussi 
savoureux que beaux, lels que pêches, prunes, rai- 
sin, pommes, mûres et d'autres inconnus jusqu'a- 
lors ; que ne devait-on pas attendre d'un sol si fer- 
tile, quand il serait cultivé ! Ajoutez à cela un climat 
plus doux et plus agréable que celui du Canada et 
une température facilement supportable, même dans 
ses écarts extrêmes et dans ses plus brusques varia- 
tions! Voilà la colonie que La Salle donnait à la 
France et qu'il avait déjà baptisée, en l'honneur de 
Louis XIV, du nom de Louisiane, nom qui est resté 
à l'un des Etats de l'Union, faible partie de l'ancienne 
colonie, qui s'étendait, dit l'historien américain Park- 
man, « depuis les glaces du nord jusqu'aux rives 
« tropicales du golfe du Mexique, des cimes boisées 
et de l'Alleghany aux sommets stériles des monts 
« Rocheux. » 
La Salle, par son habileté bien plus que par la 



l58 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

force, avait déjà fait accepter la suprématie de la 
France aux principaux peuples sauvages de cette 
immense contrée : Illinois, Chaouanons, Miamis^ 
Akansas, Taensas, etc. Pour compléter son œuvre, 
il résolut de s'établir solidement au cœur même de 
la nouvelle colonie, dans cette admirable vallée de 
riUinois, où notre siècle a vu, pour ainsi dire, sortir 
de terre, comme sous la baguette magique d'une 
fée, des villes qui rivalisent avec les plus populeuses 
et les plus commerçantes du globe ; donc, le 10 avril, 
avec tous ses hommes, il se mit à remonter le 
fleuve. 

La disette se faisait sentir plus cruellement que 
jamais, malgré les crocodiles et quelques patates 
découvertes par hasard. Arrivé près du village des 
Quinipissas, La Salle, quoiqu'il n'eût pas oublié 
l'accueil peu encourageant qu'il avait naguère reçu de 
cette peuplade, se décida cependant à faire auprès 
d'eux une nouvelle tentative, en prenant toutes les 
précautions possibles contre les surprises. Cette 
fois, les Quinipissas parurent être mieux disposés et 
apportèrent même un peu de maïs, promettant d'en 
apporter davantage le lendemain. La Salle bivoua- 
qua avec les siens sur la rive, après avoir eu soin 
de placer des sentinelles. La nuit était déjà avancée, 
quand un des hommes en faction entendit du bruit 
dans la lisière de cannes qui bordait le fleuve, et 
donna l'éveil : « Aux armes, enfants ! » cria La Salle, 
qui s'était réveillé le premier. En un clin d'œil, tout 
le monde fut sur pied, le fusil à la main. 11 était 



HISTCMRE Dfi CAVEXIER DE LA SALLE iSq 

temps : les perfides sauvages les avaient déjà cernés 
par terre et pour leur couper la retraite par le fleuve, 
ils essayaient de mettre des canots à l'eau à travers 
les cannes, ce qui avait causé le bruit entendu. Les 
Français se défendirent vaillamment et firent recu- 
ler leurs adversaires. Au point du jour, les Quini- 
pissas, voyant plusieurs des leurs étendus par terre, 
tués ou blessés, s'enfuirent dans la direction de leur 
village. Du côté des Français, aucun homme n'avait 
été tué ni même dangereusement blessé. A la suite de 
ce guet-apens, La Salle tint conseil : il voulait aller 
châtier les traîtres jusque dans leur repaire ; mais 
sur l'observation qui lui fut faite que les munitions 
commençaient à s'épuiser, il se décida à se rem- 
barquer. 

Chez les Coroas, nouvelle alerte : La Salle s'était 
rendu à leur village pour acheter du maïs : il fut bien 
accueilU par le chef, qui l'invita à assister, avec tous 
ses hommes, à un grand festin ; ce festin fut servi 
sur la place principale du village. Tout en mangeant, 
La Salle remarqua que le cercle des curieux aug- 
mentait autour des convives, dans des proportions 
inquiétantes, et son œil exercé ne tarda pas à recon- 
naître des groupes de Quinipissas, qui s'étaient 
mêlés aux, Coroas et paraissaient animés des plus 
mauvaises intentions : il devina vite la vérité : les 
Quinipissas, alliés des Coroas, avaient envoyé des 
émissaires chez ces derniers pour leur raconter, en 
dénaturant les faits, ce qui s'était passé entre eux et 
les Français et les exciter contre ces derniers : La 



l6o HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

Salle avaitpour principe qu'il ne fallait jamais paraître 
avoir peur des sauvages : en réponse aux interro- 
gations muettes de ses hommes, il ordonna de con- 
tinuer le repas, en se tenant sur ses gardes : les 
fusils furent placés à portée de la main : cette ma- 
nœuvre donna à réfléchir aux sauvages, qui laissè- 
rent les Français tranquilles. 

On continua à remonter le Mississipi, sans aper- 
cevoir les Natchez ; mais on revit les Taensas et les 
Akansas, toujours bien disposés. Bientôt, La Salle 
prit les devants avec quelques hommes : il se pro- 
posait de se rendre au plus vite à Michillimacki- 
mack, pour en rapporter tout ce qui était nécessaire 
à l'exécution de ses projets dans la vallée de Tllli- 
nois. Mais il n'était pas encore arrivé au fort Prud- 
homme qu'il fut atteint subitement d'une maladie 
très grave : il se fit porter au fort où il s'alita. Quand 
Tonty arriva avec le reste de la troupe, il était au 
plus mal et son état laissait peu d'espoir. Il avait 
cependant conservé toute sa présence d'esprit; il 
donna ses instructions à Tonty, et le chargea de con- 
tinuer le voyage que la maladie l'avait forcé d'inter- 
rompre. Le fidèle lieutenant partit, la mort dans 
l'âme, croyant bien ne jamais revoir celui qui était 
pour lui un ami plutôt qu'un chef. Heureusement, il 
se trompait : cette fois encore, la robuste constitu- 
tion de La Salle triompha de la maladie : il n'atten- 
dit même pas d'être entièrement rétabli pour se rem- 
barquer, et, un peu avant la mi-juillet, il atteignit le 
fort de Crèvecœur, dont il ne restait que des ruines. 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE l6l 

Il y laissa huit hommes, avec ordre de l'attendre 
jusqu'à son retour ; de là, il se rendit au fort des 
Miamis et, du fort des Miamis, à Michillimackimack, 
où Tavait devancé Tonty, qui fut bien surpris de le 
voir ; il releva ce dernier de sa mission et le renvoya 
à Crèvecœur ; après avoir lui-même terminé ses 
affaires, il repartit à son tour pour la vallée de TlUi- 
nois. 

Il avait d'abord eu l'intention de faire reconstruire 
le fort de Crèvecœur ; mais, au cours de ses der- 
niers voyages, il avait remarqué, beaucoup plus 
haut, à peu de distance du grand village des Illinois 
et sur la rive opposée, un rocher de 600 pieds de 
tour (1), très escarpé et>surplombant la rivière, de 
telle sorte que, de la plate-forme, on pouvait y pui- 
ser de l'eau ; cet emplacement lui parut d'une défense 
plus facile que celui du fort de Crèvecœur ; il n'était 
accessible que d'un seul côté : La Salle y fit aména- 
ger une palissade de solides pieux de huit à dix 
pouces de diamètre et de vingt-deux pieds de hau- 
teur ; cette palissade fut flanquée de trois redoutes, 
faites de grosses poutres ; quatre autres redoutes et 
une palissade, haute de quinze pieds seulement, 
défendaient le reste de l'enceinte. La Salle consacra 
l'hiver de 1682-1683 à ces travaux et à la construc- 
tion des bâtiments du fort, auquel il donna le nom 

(l) Le Slarved Rock, ou Rocher de la Faim, ainsi appelé, parce 
qu'à la fin du xviiie siècle, une tribu indienne, qui y elait assié- 
gée, préféra se laisser mourir de faim plutôt que de se rendre. 
Ce rocher se trouve entre les villes de Butfalo et de La Salle. 

11 



l62 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

de Saint-Louis. Sur la rive opposée, s'étendait, à 
perte de vue, une vaste plaine, très fertile ; il la fit 
cultiver et y fit semer du blé. Les Illinois, rassurés, 
revinrent habiter leur ancien village ; plusieurs sau- 
vages des nations alliées vinrent également se mettre 
à l'abri du fort, autour duquel se forma rapidement 
une agglomération de plus de vingt mille âmes. La 
Salle ne négligea rien pour assurer la prospérité de 
sa colonie, qu'il voulait riche autant que forte ; en 
même temps qu'il resserrait les liens qui unissaient 
déjà les peuples confédérés, il s'occupait de leur 
créer des débouchés ; il avait déjà découvert les deux 
grandes voies fluviales et lacustres qui font commu- 
niquer, en passant par le centre de l'Amérique, 
rOcéan Atlantique avec le golfe du Mexique, l'une 
par l'Ohio, l'autre par les grands lacs et le Missis- 
sipi : pour cette dernière, il avait même trouvé le 
chemin de traverse du lac Tarento, entre les lacs 
Ontario et Huron. Malgré cela, elle lui paraissait 
encore trop longue, et de plus, elle était difficile : il se 
flattait d'établir une nouvelle voie de communication, 
beaucoup plus courte, entre la vallée de l' Illinois et 
le lac Erié par deux cours d'eau, qu'il avait naguère 
découverts, dont Fun était un tributaire du lac, et le 
second un affluent de l'Illinois, l'Aramoni ; on pas- 
sait de l'un dans l'autre par un troisième cours 
d'eau, le Wabash. 



X 
La Salle, persécuté, repasse en France. 

Injustes accusations de l'intendant Duchesneau contre La Salle. 
— Politique de Duchesneau. — Politique de La Salle,* — Le 
nouveau gouverneur, La Barre. — Sa faiblesse à l'égard des 
Iroquois. — Comment il favorise le commerce : confiscation du 
fort de Frontenac. — La Barre renchérit encore sur les accusa- 
tions de Duchesneau : odieux procédés. — La justice immanente 
et la justice royale. 

Pendant que La Salle saci'ifiait ses intérêts et 
exposait sa vie pour doter la France de la plus belle 
des colonies, ses ennemis faisaient des efforts déses- 
pérés pour le perdre dans Tesprit du roi; ils furent 
admirablement secondés par Duchesneau, intendant 
du Canada depuis 1G75, qui ne craignit pas de porter 
contre le découvreur des accusations aussi graves 
que peu fondées. Elles peuvent se ramener à deux 
principales : 

D'abord, le sieur de La Salle, disait-il, envoie 
« traiter » et i traite » lui-même chez les nations 
outaouaises, au mépris de ses engagements et de la 
défense qui lui en a été faite, et « donne des congés 
« à plusieurs particuliers d'aller traiter avec les sau- 
« vages ». On a vu, en effet, que lors de sa première 
expédition, La Salle fit un détour par la baie des 
Puants pour y prendre des pelleteries apportées par 
des hommes qu'il avait envoyés chez les Illinois; or< 



l64 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

cette baie était fréquentée par les Outaouais, établis 
aux environs ; on en conclut que c'était chez eux que 
ces pelleteries avaient été achetées. Nous avons 
déjà répondu à cette allégation ; nous avons égale- 
ment montré La Salle, à Michillimakimack, refusant 
le castor que les indigènes offraient de lui vendre à vil 
prix. Plus tard, quand quelques-uns de ses hommes 
allèrent, sur son ordre, chercher Tonty chez les 
Pouteatamis, le chef leur fit un présent de castor, 
qu'ils ne pouvaient refuser sans lui faire injure; lors- 
que La Salle l'apprit, il en fut contrarié : « on no 
manquera pas, s'écria- t-il, de dire qu'ils ont traité 
« chez les Pouteatamis! » Comment, après cela, 
l'accuser d'avoir, de sa propre autorité, permis à des 
particuliers de « faire la traite » dans des pays où il 
s'interdisait de la faire à lui-même ? Ce qui est vrai, 
c'est que, en 1680, il donna à des créanciers, qu'il 
était momentanément dans l'impossibiHté de rem- 
bourser, l'autorisation de « traiter », en son absence, 
au fort de Frontenac et dans ses dépendances : 
c'était son droit. On se rappelle aussi que, en 1681, 
il autorisa ses associés à le suivre dans son voyage 
et à faire le commerce pour leur compte, mais uni- 
quement dans les contrées où il pouvait le faire lui- 
même : c'était encore son droit. Seulement * comme 
« ces particuliers, dit-il, n'étaient pas prêts à partir 
• avec moi, afin qu'on n'empêchât pas leur voyage, 
t et pour leur sûreté, je leur donnai par écrit mon 
« consentement... Et, pour marquer que j'entendais 
« leur céder les cuirs, dont Sa Majesté m'a accordé 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE l65 

« le commerce par privilège, c'est que j'ai nommé 
« ces nations qui en ont l'usage et n'ont nul com- 
a merce avec Montréal, défendant à tous d'en faire 
« aucun avec les Outaouais et autres qui descendent 
« en bas pour y traiter leurs pelleteries ». Et il ajoute 
qu'il a été le seul dans le pays à s'abstenir d'envoyer 
des coureurs dans les bois et à respecter des ordres 
que tout le monde violait ouvertement. 

L'autre chef d'accusation était plus grave encore : 
« La mauvaise conduite du sieur de La Salle, écri- 
« vait Duchesneau, dans un rapport au ministre du 
. 13 novembre 1681, a beaucoup contribué à faire 
« prendre aux Iroquois ce dessein (de faire la guerre 
« aux Illinois), parce que, après avoir obtenu la per- 
ce mission de faire la découverte de l'embouchure de 
« la grande rivière du Mississipi et, comme il disait, 
« la concession des IlUnois, il n'a plus gardé de 
mesure avec eux : il les a maltraités et a dit qu'il 
« porterait des armes et de la poudre aux Illinois et 
t mourrait en combattant. » Rien de moins exact : 
nous avons vu, au contraire, que La Salle fit tout son 
possible pour prévenh* une guerre qui ne pouvait 
que nuire et qui nuisit, en effet, à ses projets ; qu'il 
recommanda à Tonty, si les Iroquois venaient atta- 
quer les Illinois en son absence, d'observer une neu- 
tralité absolue; que, si Tonty faillit la violer, ce fut à 
la suite des agissements d'adversaires sans scru- 
pules, pour qui la fin justifiait les moyens, et dont 
la tactique était aussi simple que scélérate : présen- 
ter La Salle aux Iroquois comme un ami des Illinois 



l66 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

et aux Illinois, comme un ami des Iroquois. Et de 
quel droit reprochait-on à l'explorateur d'avoir 
vendu des fusils et de la poudre aux Illinois ? Est-ce 
que les Français du Canada n'en avaient pas vendu, 
n'en vendaient pas tous les jours aux Iroquois ? 
Pourquoi à ceux-ci et pas à ceux-là? D'ailleurs, si 
La Salle vendait des armes à feu aux Illinois, 
c'était afin qu'ils s'en servissent pour la chasse et 
non pour la guerre ; cela est si vrai que, au combat 
dont nous avons parlé plus haut, tandis que beau- 
coup d'Iroquois étaient armés de fusils, leurs adver- 
saires n'avaient que des arcs et des javelots, les jeu- 
nes gens partis chasser au loin ayant emporté toutes 
les armes à feu. 

Duchesneau ne veut pas, lui, qu'on maltraite les Iro- 
quois, c'est-à-dire qu'on se montre énergique avec 
eux ; il veut, au contraire « qu'on les caresse, qu'on 
« leur fasse des présents, qu'on leur ôte la pensée que 
« nous voulons fournir des armes et de la poudre aux 
a Illinois, qu'on les assure que nous ne souhaitons 
« autre chose que d'entretenir en paix toutes ces 
« nations, dont nous sommes les frères et de châtier 
« ceux qui l'enfreindront, à quoi serviront extrême- 

« ment les Pères Jésuites » Voilà la politique que 

préconise Duchesneau ! mais pourquoi ne com- 
mence-t-il pas par châtier les Iroquois, pour avoir 
fait, sans provocation, une guerre d'extermination à 
leurs voisins, guerre marquée par toutes sortes 
d'atrocités et de perfidies? Il veut qu'on s'abstienne 
de vendre des armes à feu aux Illinois, dans la 



HISTOIRE DE CxVVELIER T)K LA SALLE lO;; 

crainte de déplaire aux Iroquois, qui, eux, pourront 
en acheter autant qu'ils voudront : mais n'est-ce pas 
livrer les Illinois, ainsi que toutes les autres nations 
sauvages, à la férocité de leurs terribles ennemis, 
sûrs désormais de pouvoir en « manger • au moins 
une par an, sans courir de risques sérieux ? Cette 
politique est absurde autant qu'odieuse ; mais elle 
sert admirablement les desseins des Jésuites en 
laissant une grande latitude à leur activité et à leur 
ambition. Déçus dans leurs rêves de domination au 
Canada, ils n'ont pas perdu tout espoir de les réali- 
ser en dehors de la colonie et, pour cela, ils cher- 
chent à s'appuyer sur les Iroquois, la plus puissante 
et la plus belliqueuse des nations sauvages; aussi, 
ils essayent de les conv&rtir par tous les moyens en 
leur pouvoir, môme au prix de concessions peu 
orthodoxes, dans l'espérance qu'ils les aideront 
ensuite à convertir, de force ou de gré, les autres 
peuplades indigènes. Duchesneau prend parti pour 
eux contre Frontenac, qu'il fait rappeler, en glissant 
dans ses rapports des insinuations malveillantes et 
perfides. A leur grande joie, il épouse les rancunes 
et les préventions des coteries mercantiles du Canada 
contre un autre de leurs ennemis^ le plus redoutable 
et le plus détesté, La Salle. Ce dernier, en effet, a 
presque autant de torts aux yeux de certains trafi- 
quants qu'aux yeux des Jésuites : d'abord, il a un pri- 
vilège ; ensuite, il découvre des pays inconnus et, 
comme c'est son droit, il permet à des habitants de 
Québec et de Montréal qui l'ont aidé de leurs deniers, 



l68 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

à des compagnons de fatigues et de périls dont il 
veut récompenser les services, de s'}^ établir et d'y 
faire le commerce avec les indigènes, ce qui crée 
une concurrence aux négociants du Canada; enfin, 
en découvrant l'embouchure du Mississipi, il a trouvé 
un nouveau débouché pour les produits du centre de 
l'Amérique, qui pourront ne plus passer par le 
Canada. Pour résumer, Duchesneau est l'homme 
des gros négociants, comme il est l'homme des 
Jésuites. 

Que ceux-ci caressent les Iroquois, cela est dans 
leur rôle de missionnaires ; ils doivent procéder par 
la douceur et la persuasion, d'autant plus qu'ils n'ont 
pas la force à leur disposition ; mais on se demande 
comment Duchesneau, qui était depuis 1675 au 
Canada, pouvait encore se faire de pareilles illusions 
à leur sujet. Les Iroquois n'avaient jamais pardonné 
aux Français l'hécatombe qu'avait faite Champlain 
de leurs pères ; n'ayant pu détruire la colonie elle- 
même, ils s'étaient attaqués à ses alliés, comme les 
Algonquins, les Hurons, etc., qu'ils avaient succes- 
sivement anéantis. Les expéditions de 1667 et de 
1668, qui aboutirent à la destruction de quelques-uns 
de leurs villages, n'avaient fait qu'accroître leur res- 
sentiment; aussi ils ne faisaient presque point de 
commerce avec les Français ; ils préféraient porter 
leur castor aux Anglais, qui, d'ailleurs, n'ayant pas 
de droit de quart à payer, pouvaient le leur acheter 
plus cher que nous ; ils avaient vu avec dépit les 
pelleteries des Outaouais et des Illinois prendre le 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 169 

chemin du Canada, au lieu de passer par leurs 
mains, comme auparavant, et c'est sans doute la 
principale cause de la guerre d'extermination qu'ils 
avaient faite récemment à nos alliés Illinois. Leurs 
véritables sentiments n'avaient pas échappé à La 
Salle, qui connaissait à fond le caractère des sau- 
vages en général et des Iroquois en particulier; 
quels que soient ceux à qui Ton a affaire, disait-il, 
il ne faut jamais laisser paraître qu'on a peur d'eux, 
fût-on seul contre mille. A l'égard des Iroquois, sa 
politique consistait à leur opposer des forces mdi- 
gènes, égales ou supérieures, si cela était possible; 
en tout cas, à leur en imposer par une attitude ferme, 
voire un peu hautaine, qui n'excluait pas certaines 
marques de bienveillance, mais seulement toutes les 
concessions incompatibles avec l'honneur et l'mté- 
rêt de la France; par cette attitude qu'il observa tou- 
jours à leur égard, il s'attira de leur part beaucoup 
plus de considération et de respect que Duchesneau 
par ses caresses. Quant au commerce de la colonie, 
que quelques trafiquants à vues étroites et égoïstes 
accusaient le découvreur de ruiner, sa prospérité était, 
au contraire, intimement liée à la politique d'expan- 
sion. Si La Salle, en effet, n'avait pas découvert et 
occupé les vallées de l'Ohio, de l'Illinois et du Missis- 
sipi, peut-on croire que les Anglais, déjà maîtres de 
la Nouvelle York et de la Virginie, ne s'y fussent pas 
établis? Après quoi, il leur eût été facile d'attirer 
chez eux les Outaouais, d'intercepter même les com- 
munications avec le Canada, en un mot, d'accaparer 



Nv 



I^O HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

à peu prés tout le commerce de l'Amérique du nord 
et de ruiner notre colonie. On ne peut que regretter 
que La Salle n'ait pas été mieux compris, ni mieux 
soutenu par Louis XIV. Mais, dira-t-on, à quoi 
aurait servi à la France de faire des sacrifices pour 
la colonisation de ces vastes contrées, puisque les 
Anglais eux-mêmes, qui en devinrent les maîtres, 
par notre faute, n'ont pu les conserver?... D'accord, 
ils n'ont pu les conserver : mais c'est là qu'ils se sont 
enrichis, et, bien que leur domination ait été d'assez 
courte durée, ils ont eu le temps d'y implanter leur 
langue, leurs mœurs et leur religion; aujourd'hui 
que les alliances tiennent tant de place dans la poli- 
tique internationale, qu'on dise si les préférences du 
peuple américain ne vont pas à la nation colonisa- 
trice plutôt qu'à la nation libératrice, bien que 
celle-ci ait pourtant d'autres titres à sa reconnais- 
sance ! D'ailleurs blâmer la politique d'expansion, si 
brillamment représentée par La Salle, ne serait-ce 
pas faire le procès de la politique actuelle des 
grandes nations européennes, qui se disputent avec 
âpreté des continents entiers ? 

Malheureusement, La Salle, qui était déjà en butte 
à la haine des coteries mercantiles et religieuses du 
Canada, soutenues par l'intendant Duchesneau, 
allait encore avoir contre lui le nouveau gouverneur. 
Le comte de Frontenac venait de tomber sous les 
efforts de ses adversaires coalisés, et il avait été rem- 
placé par le général comte de La Barre, qui parta- 
geait les idées de Duchesneau et fut, comme lui. 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE I7I 

l'homme des spéculateurs et des Jésuites. Il expo- 
sait ainsi ses idées et ses projets dans une lettre à 
Colbert du 12 novembre 1G82 : « Je n'ai point l'es- 
« prit de découverte, mais celui de faire valoir la 
« nôtre et d'empêcher que les Anglais ne ruinent 
« notre commerce, mais sans bruit, et de soumettre 
« les Iroquois. » 

Il commença par soumettre les Iroquois, nous 
allons voir comment. Au commencement de l'année 
1682, le bruit se répandit au Canada que nos redou- 
tables voisins, encouragés par le rappel du comte 
de Frontenac et sans doute aussi excités par les 
Anglais, faisaient des préparatifs de guerre, évidem- 
ment dirigés, sinon contre la colonie elle-même, du 
moins contre ses alliés ; ils eurent d'abord l'intention 
de marcher de nouveau contre les Illinois ; mais, 
ayant apprisque, de Michillimackimack, La Salle était 
retourné dans la vallée de l'Illinois, ils comprirent 
qu'il n'y avait rien à faire de ce côté-là. Ils résolurent 
alors de tourner leurs armes contre les Outaouais, 
les plus fidèles de nos alliés et aussi les plus pré- 
cieux, car ils alimentaient le commerce canadien, 
auquel ils fournisssaient les deux tiers des castors 
qui passaient par les comptoirs de Montréal et de 
Québec. Eux détruits, le Canada se trouverait fata- 
lement ruiné au profit des Iroquois et de leurs bons 
amis, les Anglais, d'autant plus qu'il serait ensuite 
facile aux vainqueurs d'intercepter les communica- 
tions entre la vallée de l'Illinois et le Saint-Laurent. 
Malheureusement le meurtre d'un de leurs chefs. 



172 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

tué par des Outaouais, bien qu'il remontât à l'année 
1679, leur fournissait un prétexte ; la guerre pa- 
raissait donc imminente et déjà les bandes Iro- 
quoises se mettaient en marche vers Michillimacki- 
mack. Il n'y avait qu'une politique à suivre à l'égard 
de ces adversaires irréconciliables et dont la mau- 
vaise foi était notoire, politique qui réussit plus tard 
au successeur de La Barre : c'était de se concerter 
avec La Salle, alors dans la vallée de l' Illinois, et de 
les prendre, pour ainsi dire, entre deux feux. La 
Barre, qui voulait, disait-il, soumettre les Iroquois, 
avait là une belle occasion de mettre son projet à 
exécution ; mais il avait aussi d'autres vues, ainsi 
qu'on le montrera plus loin ; ce singulier général 
préféra implorer la paix : il envoya des députés aux 
Iroquois pour inviter leurs chefs à un rendez-vous 
général à Montréal, rendez-vous auquel ils s'em- 
pressèrent de se rendre : là, plusieurs semaines 
durant, ils furent hébergés, choyés, fêtés. La Barre 
leur fit donner des indemnités de voyage, les combla 
de présents, enfin, comme gage de réconcihation, 
leur livra La Salle. H essaya bien, dans une lettre 
du 13 novembre 1684, de se laver de cette accusa- 
tion, prétendant qu'il s'était borné à promettre aux 
Iroquois, sur les plaintes qu'ils lui avaient faites, de 
remplacer La Salle et de le renvoyer en France ; 
c'était déjà une lâcheté ; mais il résulte de plusieurs 
documents, entre autres, d'une relation signée de 
plusieurs amis de La Barre lui-môme, que celui-ci 
leur donna l'autorisation d'attaquer le fort de 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE IjS 

La Salle, dans la vallée de rillinois, de piller 
ses canots et, au besoin, de le tuer, lui et ses gens ; 
il alla jusqu'à leur donner « quelques marques pour 
les distinguer d'avec les autres Français •. Les 
Iroquois furent enchantés : ils promirent à leur 
« bon père » comme ils appelaient le gouverneur, tout 
ce qu'il voulut ; les promesses ne leur coûtaient rien 
et leur perfidie n'avait d'égale que la naïveté de 
ceux qui croyaient à leur bonne foi ; ils s'en retour- 
nèrent, convaincus qu'il y avait encore de beaux 
jours pour eux. 

En faisant de pareils sacrifices pour se concilier 
les bonnes grâces des Iroquois, La Barre ne se 
propose pas seulement d'être agréable aux Jésui- 
tes, il a aussi en vue l'intérêt du commerce, surtout 
du sien ; en effet, à peine arrivé au Canada, il n'a eu 
rien de plus pressé que de se mettre à la tête d'an- 
ciens associés de La Salle, devenus ses ennemis 
acharnés, comme Aubert de La Chesnaye et Jac- 
ques Leber ; à eux trois, ils envoient plus de cent 
canots dans les bois, pour y faire la traite avec les 
sauvages. La Salle en rencontre une fois jusqu'à 66 
ensemble. Comme La Barre ne veut point de guerre 
avec les Iroquois, plus n'est besoin de garnison au 
fort de Frontenac. Lors de son récent séjour à 
MichilHmackimack, La Salle avait envoyé une 
requête au gouverneur, qui était encore le comte de 
Frontenac, le priant de pourvoir au remplacement 
d\x Major (1) La Forêt, si celui-ci, comme on lui en 

(1) Voir page 73. 



i;4 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

prêtait l'intention, passait en France, et dans le cas 
où la garnison ne serait plus au complet^ de rempla- 
cer les hommes manquants : François Noir, négo- 
ciant de Montréal et mandataire de La Salle, devait 
fournir l'argent nécessaire. Frontenac avait trans- 
mis, en l'appuyant, cette requête à son successeur ; 
celui-ci, au lieu d'y faire droit, s'empresse de rappe- 
ler la garnison du fort : il invite à entrer dans sa 
société le commandant La Forêt, qui refuse de 
trahir son chef et de se rendre complice d'une spo- 
liation, puis passe en France ; La Barre fait alors 
venir François Noir, qui avait transporté au fort des 
vivres et des munitions^ l'intimide par ses menaces 
et l'oblige à céder le tout à ses associés, « au prix 
coûtant à Montréal » ; ensuite sous prétexte que des 
fripons — c'est ainsi qu'il désigne le mandataire de 
La Salle et ses employés — ont voulu s'emparer du 
fort de Frontenac, il envoie, pour y tenir garnison, 
douze soldats de Montréal, commandés par un 
sergent. Sous leur protection Leber et La Chesnaye 
installent des commis au fort, qu'ils transforment 
en comptoir de commerce ; ils s'approprient les 
meubles, les canots, les barques, le blé, les bes- 
tiaux, etc., et s'y livrent à un trafic effréné avec les 
Anglais eux-mêmes, ce qui ne tarde pas à provo- 
quer des protestations très vives de la part du com- 
merce canadien. Pour essayer de justifier cette 
odieuse spoliation, La Barre écrit au ministre, le 
3 novembre 1G83, que La Salle a abandonné le fort 
de Frontenac et qu'il est facile de voir par les copies 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE l'jO 

annexées de deux de ses lettres, que « la tête lui a 
tourné ». Or, ces lettres prouvent tout le contraire : 
elles sont pleines de sens et, comme toujours respi- 
rent le courage et la franchise. 

Pour faire disgracier le propriétaire du fort de 
Frontenac, et le forcer à quitter l'Amérique, La 
Barre ne se contente pas de rééditer une vieille 
calomnie des Jésuites ; il renchérit encore sur les 
accusations de Duchesneau : dans cette même lettre 
du 3 novembre, il ose prétendre que « La Salle a été 
« assez hardi pour donner avis d'une découverte 
« fausse et que, au lieu de revenir pour apprendre 
« ce que le roi désirait qu'il fît, il s'écartait de lui 
• dans la pensée d'attirer les habitants à plus de 500 
« lieues de là, dans le milieu des terres, pour 
« tacher de se faire un royaume imaginaire, en 
8 débauchani tous les banqueroutiers et fainéants 
« du pays ». Que penser de la bonne foi d'un 
homme qui ose écrire que la découverte do La Salle 
est fausse et qu'il cherche à se faire un royaume 
imaginaire?... Il accuse le découvreur de débau- 
cher tous les banqueroutiers et fainéants du pays ! 
Ne semble-t-il pas, au contraire, qu'il devrait se 
montrer satisfait de voir le Canada débarrassé de 
pareilles gens ? Il dissimule mal son dépit : ceux 
qu'il appelle ainsi, ce sont ceux qui ont rendu des 
services à La Salle, qui l'ont suivi, à qui il a donné 
des « congés » et qui font maintenant concurrence à 
ses associés et à lui-même. La Barre reproche 
encore à La Salle, non sans perfidie, de n'être point 



176 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

revenu au Canada « pouc apprendre ce que le roi 
désirait qu'il fît » : on sait que l'explorateur était venu 
jusqu'à Michillimackimack, qu'il n'avait pu pousser 
jusqu'à Québec, parce qu'il avait hâte de mettre la 
vallée de l'Illinois à l'abri de nouvelles incursions, 
plus que jamais à craindre de la part des Iroquois. 
En agissant ainsi, il ne songeait pas qu'il déjouait 
les calculs de La Barre, qui voulait l'attirer au 
Canada, pour de là le faire passer en France. La 
Barre, pour se venger, refusa de lui envoyer, contre 
remboursement, au lort Saint-Louis, les munitions 
qu'il lui avait fait demander : 100 fusils, 500 livres de 
poudre, 1000 livres de balles, etc. ; bien plus, La 
Salle ayant dépêché à Québec, avec des pelleteries, 
des hommes chargés d'acheter ce que le gouverneur 
refusait de lui envoyer, celui-ci persuada à quel- 
ques-uns d'entre eux de ne pas retourner auprès de 
leur chef et de disposer des pelleteries • comme de 
choses à eux appartenant » ; quant à ceux qui ne 
voulurent pas trahir leur mandat, il les retint de 
force ; puis il eut le cynisme d'écrire au ministre : 
« Ainsi La Salle ne pourra pas se maintenir davan- 
« tage dans un poste éloigné d'ici de plus de 500 
lieues. » Enfin, au printemps de 1683, il lui envoya, 
par le chevalier de Baugy, l'ordre de remettre le 
commandement du fort à ce dernier et de se rendi'e 
en France. 

Tant de lâchetés et de perfidies ne pouvaient res- 
ter impunies : le châtiment ne se fit pas attendre ; 
on se rappelle que La Barre avait autorisé les Iro- 



HISTOIRE DE GAVELIER DE LA SALLE 1^7 

quois à piller les canots de La Salle et même à le 
tuer : or, au commencement du printemps de 1684, 
les Iroquois pillèrent, sur la rivière de Théakiky, 
sept canots français chargés de marchandises, 
qu'ils feignirent de prendre pour des canots de La 
Salle ; justement, ils appartenaient aux amis de La 
Barre ; celui-ci envoya réclamer canots et marchan- 
dises aux Iroquois, qui se moquèrent de ses députés 
et de lui : voilà comment ces ingrats répondaient 
aux caresses de leur bon père ! Qu'on dise, après 
cela, qui avait raison du gouverneur et de l'inten- 
dant, ou de celui qu'ils persécutaient si lâchement ! 
Enfin, comme si les Iroquois avaient voulu se char- 
ger de prouver eux-mêmes que la présence de La 
Salle, loin d'être pour erx un motif de nous faire la 
guerre, mettait au contraire un frein à leur ardeur 
belliqueuse, ils se gardèrent bien, tant que l'explo- 
rateur fut au fort Saint-Louis, de s'aventurer dans 
la vallée de l'Illinois ; mais, dès qu'ils apprirent son 
remplacement par un lieutenant de leur père, ils 
n'hésitèrent pas un seul moment à aller attaquer le 
fort. Repoussés, grâce à la bravoure de Tonty, qui 
devait bientôt être rappelé à son tour par La Barre, 
ils se préparèrent à tourner leurs armes contre le 
Canada lui-même. 

Si encore le gouverneur avait réussi à perdre La 
Salle dans l'esprit du roi ! il aurait peut-être trouvé 
que c'était une compensation suffisante ; mais il 
n'en fut rien. Le bruit des nouvelles découvertes de 
l'explorateur l'avait précédé en France : il fut bien 



12 



i;0 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

accueilli par le ministre el par le roi lui-même, 
pourtant peu favorable aux découvertes. Après 
s'être justifié, il se fit accusateur à son tour et 
obtint justice : son lieutenant, La Forêt, retourna au 
Canada sur l'invitation du roi ; il emporta pour La 
Barre l'ordre de le réintégrer au fort de Frontenac et 
de rendre le commandement du fort Saint-Louis au 
chevalier de Tonty ; celui-ci, qui s'était retiré à 
Montréal, aussitôt après avoir pris connaissance des 
volontés du roi, regagna la vallée de l'IUinois, où il 
s'appliqua à réparer le mal fait par Baugy, entière- 
ment dévoué aux cabales politiques et religieuses 
dont La Salle avait eu tant à se plaindre. La Barre 
lui-même fut rappelé en France. Son successeur, le 
marquis de Denanville, plus habile que lui, fit appel 
au courage de Tonty pour sauver le Canada, qui ne 
dut son salut qu'à l'énergique offensive du lieute- 
tenant de La Salle, secondé par ses Français et ses 
fidèles auxiliaires, Illinois, Miamis, Chaouanons et 
autres. 



XI 
La Salle dans le golfe du Mexique. 

La France et l'Espagne dans le golfe du Mexique, sous Colbert. — 
Projet de conquête de la Nouvelle Biscaye. — Nouvelles lettres 
patentes octroyées à La Salle. — Une faute du roi. — Le capi- 
taine de Beaujeu : Vanité et jalousie d'un courtisan. — Un sol- 
liciteur acharné. — Mauvaise volonté de Beaujeu. — Une 
correspondance édifiante : Beaujeu affilié aux Jésuites. — Les 
recrues destinées à La Salle. — Réussir ou périr ! — Départ de 
l'expédition. — Traversée de l'Atlantique. — A Saint-Domin- 
gue. — Une décision motivée de La Salle. — En face des bou- 
ches du Mississipi. — Disparition du Joly. — A la recherche du 
joly, — Le Joly retrouvé, i- Le plan de Beaujeu : La Salie fait 
débarquer ses hommes. — Naufrage de VAimable. — Départ 
de Beaujeu. — Parallèle entre La Salle et Beaujeu. 

On croit généralement que, dans les années qui 
suivirent le traité de Nimègue, la France fut en paix 
avec PEspagne ; cela n'est vrai qu'à demi : les hosti- 
lités continuèrent entre Français et Espagnols dans 
les parages des Antilles et dans le golfe du Mexi- 
que. Nos adversaires nous refusaient le droit de 
navigation dans le golfe. Déjà, avant la guerre de 
Hollande, Colbert, à la suite de la capture, par les 
Espagnols, d'un navire français dans les eaux mexi- 
caines, avait posé ainsi la question, dans une lettre 
du 5 août 1672 adressée à notre ambassadeur à 
Madrid : « Il ne reste plus qu'à savoir si les Espa- 
I gnols veulent commencer cette sorte de guerre, 



l8o HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

t c'est-à-dire que tous les vaisseaux français qui 
« navigueront dans le golfe du Mexique pourront 
« être pris, comme aussi tous les vaisseaux espa- 
« gnols qui naviguent au travers des îles de TAmé- 
« rique appartenant au roi. » Après le traité de 
Nimégue, qui réglait seulement la situation respec- 
tive des deux pays en Europe, la question se posait 
de nouveau : elle fut tranchée en 1679 par nos adver- 
saires : une escadre espagnole, commandée par 
l'amiral Quintana, captura une frégate française, 
dont le capitaine et l'équipage furent emmenés pri- 
sonniers à Portobello. A ce défi Louis XIV répon- 
dit aussitôt en envoyant dans le golfe du Mexique 
l'amiral d'Estrées, à la tête d'une escadre et avec 
Tordre de chercher Quintana et de s'emparer de ses 
vaisseaux ou de les couler. En même temps, il 
annonçait hautement son intention de faire respecter 
la liberté de la navigation dans le golfe du Mexique, 
comme dans toutes les mers, et il prit ses mesures 
en conséquence. En 1682, il envoya le chef d'esca- 
dre Gabaret, avec trois vaisseaux de guerre, dans la 
mer des Antilles et dans le golfe, pour donner la 
chasse aux armadilles espagnoles, et aussi pour 
lever le plan des côtes et étudier la situation des ports 
du Mexique. Son but était de frapper au cœur môme 
la puissance coloniale de notre rivale. Il eut un 
moment l'idée de se servir d'un ancien gouverneur 
et capitaine général du Mexique, le comte de Pena- 
lossa, forcé de se réfugier en France pour échapper 
aux poursuites de l'Inquisition, qui ne lui pardonnait 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE l8l 

pas d'avoir compris et dénoncé le tort qu'elle faisait 
à la colonisation espagnole. Bien que le comte de 
Penalossa se fît fort d'opérer un soulèvement au 
Mexique, il ne fut pas donné suite à ce projet. 

Ce fut alors que La Salle, encouragé par le suc- 
cès, soumit au roi un projet dont l'exécution devait 
avoir pour résultats, non seulement de compléter ses 
découvertes et de consolider ses conquêtes, mais 
encore d'atteindre les Espagnols dans la principale 
source de leur richesse : il ne s'agissait de rien 
moins que de leur enlever, sinon le Mexique tout 
entier, du moins toute la partie septentrionale de 
cette vaste contrée, entre le 25^ et le 27* degré et 
demi de latitude, formant la province de la Nouvelle 
Biscaye ; cette province renfermait de riches mines 
d'or et d'argent, entre autres celles de Sainte-Barbe ; 
on pouvait y accéder par la rivière Rouge, nommée 
par La Salle rivière Seignelay, le plus méridional 
des affluents de gauche du Mississipi. Le célèbre 
découvreur offrait de trouver par mer l'embouchure 
du grand fleuve, de le remonter et de fonder, à 
environ 60 lieues dans les terres, un établissement 
fortifié, qui devait servir de base à ses opérations et 
qui, dans le cas où la guerre coloniale (1) prendrait 
fin, ferait au moins un poste commercial très avan- 
tageusement situé. Pour cela, il ne demandait que 

(1) Une nouvelle guerre faillit même éclater sur le continent 
entre la France et l'Espagne, à la fin de l'année 1683 ; mais la 
déclaration de guerre faite par l'Espagne ne fut pas suivie d'effet 
et la trêve de Ratisbonne (15 août 1684) arrangea les choses, au 
moins en Europe. 



l82 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

200 hommes, auxquels viendraient s'ajouter une 
cinquantaine de flibustiers qu'il recruterait en pas- 
sant à Saint-Domingue, ses vieux compagnons res- 
tés dans la vallée de l'Illinois et environ 4.000 sau- 
vages rassemblés autour du fort Saint-Louis; de 
plus, il se flattait d'entraîner à sa suite ses fidèles 
Akansas et Taensas, de sorte qu'il pourrait marcher 
sur la Nouvelle Biscaye à la tête d'une armée de 
15.000 hommes. Il demandait en outre un vaisseau 
de 30 pièces de canon, des vivres, des armes et des 
munitions. 

Le roi et Seignelay approuvèrent ce projet et mirent 
à la disposition de La Salle le vaisseau le Joly^ de 
36 canons et de 70 hommes d'équipage, et une petite 
frégate ; ils lui accordaient en outre 100 soldats, qai 
devaient être levés par les soins de l'intendant de 
Rochefort, et lO.OCO livres pour payer une année de 
leur solde, l'autorisation de lever 100 autres hommes 
à ses frais, des vivres pour neuf mois, huit pièces 
de canon, des fusils, des munitions, une forge, deux 
chapelles, etc. Le 14 avril 1684^ le roi signa, à Ver- 
sailles, les lettres patentes par lesquelles il nommait 
La Salle gouverneur de toutes les contrées de l'Amé- 
rique septentrionale soumises et à soumettre, depuis 
et y compris le fort Saint-Louis des Illinois jusqu'à 
la Nouvelle Biscaye, avec pouvoir de commander 
aux Français et aux sauvages, de nommer des gou- 
verneurs et des commandants particuliers, là où il le 
jugerait à propos. 

Après avoir d'abord désigné le capitaine Pingault 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA. SALLE l83 

pour commander le /o^y, sous les ordres de La Salle, 
le roi, malheureusement, revint sur cette décision et 
à Pingault substitua le sire de Beaujeu; celui-ci 
devait « commander dans le vaisseau pour tout ce 
« qui regardait la manœuvre; mais pour ce qui con- 
a cernait la route, Pinlention de Sa Majesté était 
« qu'il exécutât tout ce que désirerait La Salle, a qui 
« il avait confié le secret de l'entreprise... A l'égard 
" de ce qu'il y aurait à faire, lorsque La Salle serait à 
« terre, il serait tenu de lui fournir tous les secours 
a qui pourraient lui être demandés, à l'exception de 
a ce qui pourrait être contre la sûreté du vaisseau 
et de la navigation ». Partager ainsi le comman- 
dement, c'était ouvrir la porte à tous les conflits; de 
plus, « la sûreté du vaisseau et de la navigation » 
pouvait toujours être invoquée comme prétexte par 
un commandant peu disposé à se conformer aux 
désirs de La Salle. 

Tel fut justement le cas de Beaujeu : entiché de 
sa noblesse, fier de sa naissance et de ses ancêtres, 
il dissimulait mal son mépris pour un parvenu comme 
La Salle : « Je le crois, écrivait-il à Cabart de Viller- 
« mont, un fort honnête homme de Normandie, mais 
« ils ne sont plus à la mode » ; il l'accuse même de 
« ne pas savoir vivre, ayant passé sa vie avec des 
« grimauds d^écoliers et des sauvages..., de sentir 
« la province... » Il veut qu'on tienne compte de « la 
« différence qu'il y a entre lui et La Salle », et il se 
trouve profondément humilié d'être obligé de prendre 
ses ordres sur la route à suivre ; ce qui augmente 



l84 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

encore son dépit, c'est qu'on lui a caché le but de 
l'expédition, que La Salle seul connaît avec le roi et 
le ministre ; il se plaint à Seignelay, dans une lettre 
du 30 mai, en ces termes amers : « Vous m'avez 
ordonné, Monseigneur, d'apporter toute la facilité 
que je pourrai à cette entreprise; mais permettez- 
moi de m'en faire un grand mérite auprès de vous, 
car j'ai bien de la peine à me soumettre aux 
ordres du sieur de La Salle, que je crois un brave 
homme, mais enfin qui n'a jamais fait la guerre 
que des sauvages et qui n'a aucun caractère, au 
lieu qu'il y a treize ans que je suis capitaine de 
vaisseau et trente que je sers, tant par terre que 
par mer. Outre cela, il m'a dit, Monseigneur, que 
vous lui aviez substitué au commandement le sieur 
de Tonty, en cas qu'il vînt à mourir. En vérité, 
cela m'est bien rude. En effet, quoique je n'aie pas 
connaissance de ce pays-là, étant sur les lieux, je 
serais un bien malhabile homme, si je n'en savais 
pas autant qu'eux au bout d'un mois. Je vous sup- 
plie donc, au moins. Monseigneur, que je partage 
le commandement avec eux et qu'il ne se passe 
rien pour la guerre sans moi et sans me le com- 
muniquer. Pour leur commerce, je ne prétends ni 
ne veux en avoir connaissance. Je crois même que 
cela sera utile au service du roi, car, sinous sommes 
attaqués par les Espagnols, je ne puis pas me 
persuader que des gens qui n'ont jamais fait la 
guerre leur puissent résister et se servir des avan- 
tages que les occasions et l'expérience donnent 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE l85 

« dans le métier. » Seignelay lui répond le 17 juin : 
c Vous ne devez point vous étonner de ce que le 
« sieur de La Salle ait le commandement de tout ce 
« qui se doit faire en ce voyage, puisque c'est lui qui 

* a fait la découverte et qu'il est accoutumé avec les 
€ sauvages du pays, i Et il lui recommande de ne 
« manifester aucun chagrin sur ce qui regarde le 
a commandement, parce que autrement il n'y aurait 
« rien qui pût faire échouer si certainement cette 
f entreprise ». Il termine en lui répétant c qu'il ne 
€ devait point songer à commander à terre, ne devant 
« jamais quitter son vaisseau ». Beaujeu,on lecom- 
prend, n'est pas satisfait : il recommence ses 
doléances dans une lettre du 21 juin, où il parle du 
tort que cela pourrait lui faire d'obéir à M. de La 
Salle. 

Il n'y avait qu'une chose qui pût entrer pour lui en 
balance avec sa ridicule vanité : c'était son intérêt. 
Jamais on ne vit solliciteur plus acharné : « Jepren- 
I drai la liberté, Monseigneur, écrit-il à Seignelay le 

• 25 juin, de vous représenter, avant que de partir, 
« 30 années de services et que vous me fîtes l'hon- 
« neur de me dire cet hiver que vous vous souvien- 
« driez de moi, lorsque l'occasion s'en présenterait; 
« et, comme il y a des pensions vacantes, je vous 
« supplie. Monseigneur, de ne pas m'oubher. Ma- 
a dame de Beaujeu aura l'honneur de vous en faire 
a part et de vous en aller solliciter. » Nous retrou- 
vons la même note suppliante dans une lettre du 
10 juillet : « Il ne me reste. Monseigneur, qu'à vous 



l86 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

t supplier de vous souvenir de moi, quand vous don- 

nerez les pensions vacantes. Vous savez mes ser- 
« vices et ma bonne volonté. » Pas plus tard que le 
2 août, il revient à la charge : « Comme, Monsei- 
« gneur, je ne serai apparemment pas cet hiver à la 
« cour pour solliciter une pension, je vous supplie- 

1 rai encore une fois, avant que de partir, de ne pas 
« m'oublier. » Il fait valoir son dévouement et il 
ajoute que « la plupart des officiers fuient la mer, 
« l'hiver, pour aller à la cour solliciter les grâces, 
« étant un proverbe dans la marine que, pour obte- 
* nir quelque chose, il faut être présent et qu'il n'y a 
t que les absents qui perdent » ; il rappelle ses ser- 
vices : il a aidé à lever le plan des côtes de l'Italie ; 
il a donné au roi le conseil de jeter des bombes dans 
Alger, qu'il connaissait pour y avoir été emmené en 
captivité par les pirates barbaresques. Mais il oublie 
de dire qu il a été enfermé, le 2 août 1675, à la tour 
de La Rochelle, où il est resté jusqu'au 2 mai 1676, 
et qu'il n'a été réintégré dans sa charge que lé 8 jan- 
vier 1677. Il ne se borne pas à implorer une pension ; 
il demande « des lettres de faveur pour ses juges » 
dans un procès qu'il soutient ; non content d'envoyer 
sa femme à Seignelay, il charge ses amis d'aller 
faire sa cour à MM. Morel et de Cailléres, commis 
principaux de la marine; l'amiral d'Estrées vient à 
Rochefort : bonne aubaine pour Beaujeu, qui se 
félicitera plus tard de lui avoir o merveilleusement 
bien fait sa cour ». En résumé, un grand seigneur 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 187 

vaniteux doublé d'un courtisan retors et sceptique, 
voilà ce qu'était Beaujeu. 

On a dit que Louis XIV se connaissait en hommes 
ou que du moins il avait été heureux dans ses choix. 
Cela n'est vrai que jusqu'à la mort de Colbert, en 
16S3, époque à partir de laquelle de mystérieuses et 
néfastes influences semblent peser sur ses conseils. 
Le choix du sire de Beaujeu pour commander le 
Joly en est une preuve et Seignelay ne tarde pas a le 
regretter; dès que Beaujeu apprend qu'il n'aura pas 
le commandement à terre, qu'il ne devra même pas 
débarquer, il va répétant partout que l'expédition ne 
réussira pas; il écrit à Seignelay lui-même, le 10 juil- 
let, qu'on l'a engagé d?ns une affaire « dont le succès 
est bien incertain et dont Fauteur commence à 
ï douter », et le 2 août : « Qu'il va dans un pays 
« inconnu chercher une chose presque aussi diffi- 
« cile à trouver que la pierre philosophale, dans une 
t saison avancée, chargé à morte charge, avec un 
« homme chagrin. » Il prend soin de dégager sa res- 
ponsabilité et en même temps il fait tout ce qu'il 
peut pour traîner les choses en longueur et pour 
mettre, comme on dit, des bâtons dans les roues ; 
il prétend que le Joly ne peut contenir les neuf mois 
de vivres destinés à l'équipage et aux soldats; il 
oblige La Salle à convertir la plus grande partie des 
biscuits en farines et des vins en eau-de-vie. Il élève 
des contestations au sujet du nombre des passagers 
et des officiers qui mangeront à sa table, sur le prix 
de chaque repas ; ce grand seigneur, qui a l'air de 



I»» HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

faire fi du commerce, chicane pour un demi-sol de 
soupe ! La Salle fait porter sur le Joly des marchan- 
dises et des munitions : Beaujeu écrit au ministre 
qu'il a « remph les ponts du vaisseau de caisses et 
a de coffres d'une si prodigieuse grandeur qu'ils 
I empêchent entièrement la manœuvre du canon et 
« le cabestan ». Enfin, il veut que La Salle n'ait 
aucune autorité sur les soldats qui seront embarqués 
sur le Joly; invoquant la sécurité du vaisseau — déjà ! 
— il veut être autorisé à retenir un certain nombre 
d'entre eux après le débarquement, sous prétexte 
qu'il pourrait ne pas avoir assez des 70 matelots 
qui composent l'équipage pour manœuvrer son 
vaisseau et le défendre au retour. A chaque instant, 
il faut en référer au ministre, qui donne générale- 
ment raison à La Salle^ ou recourir à l'arbitrage de 
personnages considérables, comme M. de Forbin, 
comme l'intendant Arnoul, tout dévoué à Beaujeu, 
qui rédige et fait signer aux deux parties une sorte 
de modus vivendi en plusieurs articles. 

Mais c'est surtout la correspondance de Beau- 
jeu avec Cabart de Villermont qui nous fait con- 
naître l'homme et nous découvre ses arriére-pen- 
sées : Villermont était inféodé aux Jésuites, il 
comptait parmi eux de nombreux amis, même des 
parents, comme le Père Beschefer, qui fut quelque 
temps supérieur de la mission de Québec; dés 1679, 
il cherchait à se faire renseigner sur les projets de 
La Salle, évidemment pour en faire part aux Jésui- 
tes. Il sert encore d'intermédiaire entre ces derniers 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 189 

et Beaujeu ; La Salle s'en doute : « Il a dit à une per- 
« sonne de considération, écrit le commandant du 
« Jokj à Cabart, que l'amitié et la correspondance 
a que nous avions lui étaient suspectes, aussi bien 
« que la dévotion de Madame de Beaujeu aux 
« Jésuites; il dit qu'ils la gouvernent. » Et Beaujeu 
ajoute un peu plus loin : « S'il s'aperçoit que je me 
« serve des Jésuites pour faire tenir mes lettres, 
« comme vous me mandez, je suis perdu et il ne me 
« pardonnera jamais. » Mais il a beau mettre en jeu 
toutes les ressources de son esprit pour arracher à 
La Salle le secret de son entreprise, il ne peut y par- 
venir : c'est un homme impénétrable ! s'écrie-t-il avec 
dépit. Et, tout en tenant Cabart au courant de ce qui 
se passe et surtout des embarras qu'il crée à La 
Salle, il en est réduit à lui servir de simples conjec- 
tures sur la destination et le but de l'expédition. Il 
réussit mieux avec les agents de l'autorité royale, 
incapables ou prévenus : comme l'intendant Arnoul, 
dont on disait à la cour qu'il mettait trois mois à faire 
ce que les autres intendants expédiaient en trois 
semaines et qui communiquait à Beaujeu des pièces 
confidentielles du ministre; comme le sous-intendant 
Dugué, qui suit fidèlement les exemples de son chef; 
comme Parassis, chargé des fonctions de trésorier 
et de munitionnaire, que La Salle accuse hautement 
d'être payé par ses ennemis pour faire échouer son 
entreprise. Poussé à bout, La Salle menace de pren- 
dre la poste pour aller se plaindre à Seignelay 1... 
Au-dessous de celui-ci, il n'y a guère que le commis 



igO HISTOIRE DE CAVELlEÎl DE LA SALLE 

de la marine Moral sur qui les insinuations et les 
intrigues de Beaujeu n'aient aucune prise; le cour- 
tisan enrage : o Désabusez-le de cet homme-là », 
écrit-il au fidèle Cabart ; t dites-lui que voici la troi- 
• siéme entreprise; les deux premières n'ont été 
« qu'imaginations ». N'est-il pas curieux de voir 
Beaujeu rééditer cette ridicule calomnie de La Barre ? 
à moins d'admettre que tous les deux ne puisent leurs 
inspirations à la même source ! ce qui est d'autant 
plus vraisemblable que, dans une autre lettre au 
même Cabart, Beaujeu avait déjà dit : a II y en a 
très peu qui « ne le croient pas frappé ». Dans sa 
correspondance avec Seignelay il insinuait déjà que 
l'expédition pourrait bien ne pas réussir; avec Vil- 
lermont il ne se gêne point pour prédire un échec à 
peu près certain : « Je suis le plus trompé du monde, 
« si cet homme-là fait tout ce qu'il a promis, le temps 
« nous en fera savants. » — « Il faut voir ce que 
« sera cette expédition premier qu'en bien penser. » 
— « Cependant j'aurai toujours bonne opinion de 
I lui jusqu'à ce que je voie son affaire échouée. >» 
Voir son affaire échouée, voilà évidemment ce que 
désire Beaujeu ! Mais Cabart de Villermont a l'im- 
prudence de montrer les lettres de son ami à l'abbé 
Bernou, qui comprend le jeu du capitaine, avertit 
La Salle de ses indiscrétions et l'engage à se défier 
de lui. La Salle fait des reproches à Beaujeu, 
qui le prend de haut; mais au fond, il n'est pas 
rassuré, d'autant plus qu'il a reçu une réprimande 
de Seignelay, qui lui mande que « par ses difficultés 



HISTOIRE DE CAVELIEH DE LA SALLE jgj 

€ il fera perdre le succès de Pentreprise du sieur de 
« La Salle ». Il a alors une idée de génie : sachant 
que l'explorateur qui, selon son expression, est 
mangé par tout le monde, a besoin d'argent, il lui 
offre de lui prêter 100 pistoles : qu'on aille dire après 
cela que Beaujeu cherche à faire échouer l'expédi- 
tion ! Bien au contraire : « Il irajusquesà faire mar- 
« cher le vaisseau par terre^ si La Salle le veut !... 
« il le conduira jusque dans la lune! » 

Quant aux soldats, ils furent recrutés dans les 
plus mauvaises conditions; voici, en effet, ce que 
Beaujeu écrivait le 21 mai, alors qu'il se croyait 
encore appelé à commander l'expédition sans par- 
tage et jusqu'au bout : « On travaille ici fort et ferme 
« à la levée de 400 hôxTimes (dont 300 destinés au 
« Canada). Tous les officiers subalternes et les gar- 
« des de marine sont en campagne pour cela; mais 
« ils ne trouvent que le rebut de la cavalerie et de 
« rinfantérie, s'étant levé dans les provinces circon- 
« voisines plus de 32.000 hommes pour la terre. » 
On prit des gens qui n'avaient pas la taille réglemen- 
taire ou qui n'étaient encore que des enfants ; la 
plupart furent enrôlés à la porte des Eglises i où 
« ils avaient gueuse toute leur vie ». Le ministre^ 
informé, écrivait le 30 juin à l'intendant Arnoul : 
« Sa Majesté a appris avec déplaisir que les soldats 
« qui ont été levés pour le sieur de La Salle étaient 
« fort mauvais et peu en état de servir », et il deman- 
dait « s'il n'y aurait point eu tromperie dans la levée 
« de ces soldats » . Arnoul, interloqué, fait appel au 



iga HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

témoignage de l'ami Beaujeu, et celui-ci, puisque un 
bon procédé en vaut un autre, écrit à Seignelay : 
€ Je vous jure, Monseigneur, que je n'ai jamais vu 
» de meilleure troupe. Il est vrai qu'il y a des jeunes 
« gens, mais ils ont tous bon corps et ils s'accoutu- 
< meront mieux au climat où nous allons que des 
« plus vieux. » Ajoutons que les 100 hommes qui 
furent recrutés pour le compte de La Salle ne valaient 
guère mieux. 

La Salle était inquiet, et non sans raison ; il dut 
regretter plus amèrement que jamais de n'avoir 
point regagné directement sa vallée de l'Illinois par 
le Canada. Mais il s'était trop avancé pour songer à 
reculer; il résolut de tenter la fortune, malgré tous 
les obstacles que la malveillance accumulait sous ses 
pas et qu'il n'apercevait que trop bien; si bien même 
qu'il souhaitait au fond que le Joly ne fît point partie 
de l'expédition. C'est Beaujeu lui-même qui l'écrit à 
Cabart de Villermont en ces termes : « Il me dit 
• l'autre jour que si, lorsque nous serions au cap 
t Finistère, je jugeais la saison trop avancée, je pour- 
« rais m'en revenir ; que, pour lui, il continuerait son 
« chemin avec ses gens, sa barque et sa flûte et qu'il 
t y périrait ou qu'il y réussirait, i Beau sujet d'éton- 
nement pour Beaujeu, qui s'écrie ironiquement : 
« Voilà quel est l'homme ! • 

Par suite d'un long retard, dont la responsabilité 
doit retomber sur Beaujeu, Arnoul et autres, la petite 
escadre n'appareilla que le 24 j uillet 1684, de la rade de 
La Rochelle, en même temps qu'un convoi à destina- 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE IQS 

tion du Canada, elle se composait du navire de guerre 
leJoly^ d'une petite frégate ou barque, d'environ 60 
tonneaux et armée de six canons, fournie par le roi, 
d'une flûte de 300 tonneaux, V Aimable^ sous les ordres 
du capitaine Aigron, appartenante un négociant de 
La Rochelle et affrétée par La Salle, qui l'avait 
chargée de vivres, de munitions et de matériaux de 
toute sorte ; enfin, d'une caiche, petit bâtiment ponté, 
qui devait porter des vivres pour l'expédition jusqu'à 
Saint-Domingue. Sur ces divers bâtiments, étaient 
répartis environ 300 hommes se décomposant ainsi : 
les 100 soldats du roi, les 100 hommes de La Salle, 
maçons, charpentiers, taillandiers, etc., les matelots 
composant les équipages, plusieurs ecdésiastiques 
qui avaient demandé à faire partie de l'expédition, 
comme l'abbé Jean Cavelier, deux prêtres sécuHers, 
nommés Chefdeville et d'Esmanville, trois Pères 
Récollets. Il y avait de plus sept ou huit femmes, 
dont deux étaient mariées ; l'une de celles-ci avait 
même plusieurs enfants qu'elle emmenait avec elle. 
Tout alla bien d'abord : le calme régnait abord du 
Joly^ aussi bien que sur la mer, quand le 28 juillet, à 
40 ou 50 lieues de La Rochelle, le mât de beaupré du 
vaisseau se rompit net par le miheu ; cet accident 
parut si étrange qu'il fut attribué par quelques-uns 
à la malveillance : il fallut revenir à Rochefort : la 
diligence que Ton mit à remplacer le mât dissipa les 
soupçons et, dès le !««• août, on put remettre à la 
voile. Le 20, on arriva à la hauteur de Madère. Beau- 
jeu proposa à La Salle de relâcher sous prétexte do 

13 



194 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

s'approvisionner d'eau et de rafraîchissements, en 
réalité pour permettre à certains de ses officiers 
d'écouler des marchandises sur lesquelles ils espé- 
raient réaliser de gros bénéfices. Comme la rupture 
du mât avait fait perdre une dizaine de jours et qu'il 
restait de l'eau et des rafraîchissements pour plus 
de deux mois, La Salle insista pour qu'on continuât, 
ce qui mécontenta fort le commandant et les officiers 
du Joly. Lorsque, le 6, on arriva sous le tropique, 
La Salle dut de nouveau faire acte d'autorité : les 
matelots, avec l'assentiment de Beaujeu, avaient 
rempli plusieurs cuves d'eau pour administrer le 
baptême du Tropique à tous ceux qui n'avaient pas 
passé la ligne, et presque tous les soldats et ouvriers 
étaient dans ce cas : ils pouvaient éviter le baptême 
en donnant la pièce ou en payant à boire : La Salle 
fit dire à Beaujeu qu'il entendait que ses hommes 
fussent respectés dans leur dignité et leur liberté. 
11 avait mille fois raison de s'opposer à ces brima- 
des, d'autant plus odieuses qu'elles étaient inté- 
ressées ; mais, après s'être aliéné les officiers de 
l'équipage, il s'aliénait les matelots : c'était ce que 
voulait Beaujeu. 

Tant bien que mal, on arriva dans les parages des 
Antilles : comme la provision d'eau commençait à 
s'épuiser, qu'il y avait plusieurs malades à bord des 
divers bâtiments^ il fut convenu entre La Salle et 
Beaujeu qu'on relâcherait dans le port français le 
plus rapproché, qui était le port de la Paix, situé au 
nord-ouest de Saint-Domingue^ où Ton trouverait à 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE igS 

se ravitailler facilement. C'était là, d'ailleurs, que 
résidait ordinairement le gouverneur, de Cussy, qui 
avait reçu de Seignelay l'ordre de faire tout son pos- 
sible pour assurer le succès de l'expédition : eh 
bien ! chose inexplicable, à moins d'admettre l'hypo- 
thèse d'une trahison, Beaujeu passa outre à la faveur 
de la nuit, franchit le détroit qui sépare Saint-Domin- 
gue de Cuba et alla relâcher dans le port du Petit 
Goave, au fond d'un golfe situé au sud-est de la 
grande Ile, prolongeant ainsi la traversée de deux 
ou trois jours. Voulue ou non, cette faute eut des 
conséquences désastreuses : d'abord, la caiche, dont 
le capitaine avait été dérouté par ce changement 
imprévu de direction, fut prise par les Espagnols 
dans le détroit ; ensuite la prolongation de la traver- 
sée amena une aggravation sensible dans l'état des 
malades; malgré les soins que leur prodigua La 
Salle, sept ou huit hommes moururent, et lui-même^ 
miné par les soucis et la fatigue, dut s'aliter à son 
tour : pendant plusieurs jours, il fut en proie à une 
fièvre violente, accompagnée de délire ; il fut admi- 
nistré et on lit même courir le bruit de sa mort, à la 
grande joie des matelots, qui dansèrent et chantè- 
rent toute une nuit sous les fenêtres de la maison où 
il avait été transporté. Cette fois encore, il en 
réchappa, contre toute attente; mais la convales- 
cence fut longue et retardée sans doute par les mau- 
vaises nouvelles qu'on dut lui apprendre : c'était, 
outre la prise de la caiche, la désertion de plusieurs 
de ses hommes, débauchés par les colons ou les fli- 



196 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

bustiers; c'était le déplorable état sanitaire de la plu- 
part des autres, qui avaient contracté, dans de mau- 
vaises fréquentations, des maladies incurables; 
aussi, à peine remis sur pied, il ordonna de réinté- 
grer les navires et hâta les préparatifs de départ ; il 
put compléter ses approvisionnements grâce aux 
bons offices du gouverneur et de l'intendant de Saint- 
Domingue, qui comprenaient mieux leur devoir que 
Beaujeu ; après un séjour de près de deux mois au 
Petit Goave, le signal du départ fut enfin donné. 

La Salle n'était plus sur le Joly : Il avait jugé à propos 
de prendre le commandement de V Aimable; souffrait-il 
de n'être que le second sur le Joly ? ou se défiait-il du 
capitaine de V Aimable ? Il est facile de se faire une opi- 
nion à ce sujet en se reportant à la lettre qu'il écrivit 
àBeaujeu pourlui annoncer sa détermination : « Les 
t réflexions que j'ai faites surle péril que couraitmon 
« entreprise, si VAimable se séparait de nous, ce qui 
« peut difficilement ne pas arriver, à moins de veil- 
« 1er soigneusement pour vous suivre et le besoin 
t qu'elle m'a paru avoir d'un commandant en cas 
« qu'elle fût attaquée, m'ont fait résoudre à entre - 
« prendre de l'être moi-même pour n'être pas inutile, 
a comme je le serais sur le Joly. » La Salle se 
rappelle la perte de la caiche et il craint pour la flûte 
le même sort ; au moins, si elle est attaquée, il la 
défendra; si maintenant l'on veut bien se donner la 
peine de lire entre les lignes de cette lettre, on verra 
que La Salle se défie d'Aigron, comme de Beaujeu, 
et qu'il prend ses mesures pour prévenir une trahi- 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE I97 

son. Mais hélas ! il ne peut avoir l'œil sur les deux 
à la fois ! Beaujeu est enchanté : c'était sans doute 
ce qu'il voulait ; il répond à La Salle par une lettre 
pleine de protestations de dévouement : « Il n'était 
« pas besoin de me demander mon escorte : vous 

.0 savez que je ne suis armé que pour cela: mais, 
a pour plus grande sûreté, comme V Aimable ne va 
« pas si bien que le Joly^ vous devriez porter les 
« feux et je ferai route sur vous. Je ne manquerai 
« pas au rendez-vous que vous me donnez et à me 
« rendre par les 28 degrés £0 de latitude, si le mal- 
« heur veut que nous nous séparions. » Ce serait 

• très bien, si Beaujeu était sincère; mais le railleur 
sceptique et jaloux ne^tarde pas à se trahir de nou- 
veau : « En cas que nous soyons attaqués, je jugerais 
< à propos que vous fissiez route avec la Belle^ car 
« aussi bien n'êtes-vous pas envoyé pour vous 
battne... » 

Les trois bâtiments naviguant de conserve, après 
avoir mouillé à Pile des Pins, longèrent la côte méri- 
dionale de Cuba, relâchèrent de nouveau dans une 
anse voisine du cap Saint-Antoine, puis entrèrent 
dans le golfe du Mexique, vers la mi-décembre. Le 
28, par les 28 degrés 40 environ de latitude, on 
découvrit la terre dans la direction du nord-est ; on 
était près de la pointe où sont les trois principales 
bouches du Mississipi, mais déjà un peu au-delà, 
dans l'une des petites baies qui se trouvent à l'ouest. 
Depuis le départ de l'expédition du cap Saint-An- 
toine, il s'était écoulé assez de temps pour la distance 



198 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

approximative à parcourir. Malheureusement, La 
Salle avait entendu dire à Saint-Domingue, et Beau- 
jeu s'était plu à le lui répéter, qu''un fort courant qui 
traversait le golfe du Mexique de l'est à l'ouest et 
qu'il était par conséquent impossible d'éviter, entraî- 
nerait infailliblement les vaisseaux vers le levant ; 
si bien que La Salle se demandait si la baie où il se 
trouvait n'était pas celle d'Apa,lache, située à plus 
de 100 lieues de là. Pourtant, la longitude et la lati- 
tude étaient à peu prés les mêmes que celles qu''il 
avait jadis relevées à l'embouchure du Mississipi ; à 
chaque instant, on voyait flotter de gigantesques 
troncs d'arbres, qui avaient dû être charriés à la mer 
par un grand fleuve voisin. Il fut donc convenu que 
V Aimable et la Belle côtoieraient le rivage le plus près 
possible, tandis que le Joly suivrait une direction pa- 
rallèle, mais en se tenant plus au large, par les six 
brasses d'eau. La Salle interrogeait des yeux la côte, 
dont l'aspect réveillait en lui de vagues souvenirs ; 
quelque chose lui disait que le Mississipi devait 
être là-bas, derrière ces dunes qu'il apercevait à 
l'horizon ; il envoyait explorer le fond des baies, où 
y allait lui-même ; mais chaque fois ces tentatives 
furent contrariées par le brouillard. 

Le matin du 5 janvier, on fut surpris de ne pas 
voir le Joly^ qu'on avait encore aperçu la veille au 
soir, disparition d'autant plus inexplicable que, pen- 
dant la nuit, on avait eu soin de placer un fanal au 
haut du mât d'artimon et un autre au haut du bâton 
d'enseigne. La Salle, convaincu qu'il ne pouvait tar- 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE I99 

der à reparaître ou qu'il l'attendait un peu plus loin, 
continua à longer la côte ; mais le Joly resta invisi- 
ble, ainsi que les jours suivants. Le G, on arriva en 
face d'une baie de 4 ou 5 lieues de largeur, dont l'en- 
trée était en partie cachée par deux petites îles : « Il 
« en sortait, dit l'abbé Jean Cavelier,un bon courant, 
« avec des eaux boueuses, comme celles du fleuve 
« Colbert » ; c'était un des bras du Mississipi, le 
Bayou qui s'en détache a une soixantaine de lieues 
dans les terres. Des hommes envoyés dans une cha- 
loupe explorer la baie ne purent s'acquitter de leur 
mission, à cause d'un nouveau brouillard qui s'éleva. 
La Salle resta là plusieurs jours à attendre le /o/y, 
qui ne se montra pas. Ah ! si le vaisseau avait été là, 
La Salle n'aurait certes pas passé outre; maispourquoi 
n'yétait-ilpas?...Et où était-il?. ..Il était meilleurvoi- 
lier que V Aimable; il avait une excellente chaloupe 
qui pouvait être envoyée en reconnaissance; La Salle 
n'avait manqué à aucun de ses engagements, et 
Beaujeu savait qu'il tenait à explorer de près ces 
côtes, où de sérieux indices lui faisaient croire au 
voisinage des bouches du grand fleuve. Un soupçon 
cruel lui traversa l'esprit : si Beaujeu était reparti ! 
Il ne s'arrêta pas cependant à cette supposition ; il 
aima mieux penser que le commandant du Joly avait 
trouvé plus loin l'embouchure du Mississipi et qu'il 
l'y attendait ; il se remémora tout ce qu'on lui avait 
dit des effets du fameux courant; des cartes défec- 
tueuses qu'il consulta achevèrent de l'induire en 
erreur; d'ailleurs, il ne pouvait songer à remonter le 



200 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

Mississipi, sans s'être concerté avec Beaujeu, qui 
avait, sur le Joly^ ses soldats et une partie de ses 
munitions. Il fallait, de toute nécessité, se mettre à 
sa recherche et le retrouver, avant de songer à autre 
chose. 

U Aimable et la Belle continuèrent donc à longer 
les côtes, dont les dunes émergeaientdansla brume. 
Le 13, les deux chaloupes, furent envoyées à terre 
pour faire de l'eau ; elles ne purent aborder, la mer 
étant mauvaise ; mais elles ramenèrent neuf sauva- 
ges qui étaient venus à elles, à califourchon sur un 
tronc d'arbre, se tenant d'une main et ramant de 
l'autre. Après les avoir fait fumer et manger, La Salle 
essaya d'en tirer quelques renseignements ; malheu- 
reusement, il ne connaissait pas leur langue ; il put 
cependant comprendre qu'il y avait chez eux des 
bisons et des poules d'Inde et, à quelque distanc-:». de 
là, un très grand cours d'eau. On continua néanmoins 
à avancer vers l'ouest. A l'embouchured'une petite ri- 
vière, on s'arrêta de nouveau pour faire de l'eau. La 
Salle envoyadans ce but une chaloupe montée par une 
dizaine d'hommes; l'un d'eux s'étant égaré, les autres 
revinrent sans lui ; ils furent mal accueillis par leur 
chef, qui leur reprocha vivement cet abandon et les 
renvoya le lendemain à la recherche de leur cama- 
rade; ils le trouvèrent sain et sauf auprès d'un bon 
feu qu'il avait pris la précaution d'allumer pendant 
la nuit, espérant qu'il serait aperçu du navire ; il avait 
à côté de lui des outardes et des cygnes qu'il avait 
tués. Aussitôt qu'ils eurent, tous ensemble, rejoint 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 201 

le navire, on remit à la voile ; mais au bout de quel- 
ques heures, La Salle fit mouiller de nouveau : il 
commençait à être inquiet et craignait de s'être trop 
avancé, car « la terre gagnait toujours vers le Sud » ; 
il se demandait s'il ne devait pas virer de bord, 
quand, le 19, au matin, un navire tut signalé dans 
la direction du sud- ouest. Dans la crainte que ce 
ne fût un bâtiment espagnol, on se prépara au com- 
bat ; mais bientôt on reconnut le Joly. 

La Salle se rendit à bord du navire et eut une 
■ entrevue orageuse avec le commandant ; celui-ci 
paya d'audace en rejetant sur son rival la responsa- 
bilité de la séparation, alors qu'elle n'était imputable 
qu'à lui seul : nous ^vonr> déjà dit pourquoi. Nous 
ajouterons ici que, dans le compte rendu de son 
voyage adressé au ministre Seignelay, Beaujeu 
passa sous silence ce fait, si important, au moins par 
ses conséquences. Disons encore que, le 17 janvier, 
les officiers et les pilotes du Joïy s'étaient presque 
mutinés, affirmant que la flûte et la frégate étaient 
certainement restées en arrière. Beaujeu fit taire les 
mutins et leur signifia sa volonté de s'avancer jus- 
qu'au 26' degré et demi. Il semble que son plan ait 
été d'attirer La Salle au fond du golfe du Mexique, 
pour l'abandonner ensuite, sans vivres, avec des 
hommes démoralisés, sur une plage inhospitalière, 
où il serait à la merci des sauvages et des Espa- 
gnols; voilà pourquoi Beaujeu avait exagéré à La 
Salle les effets du courant du golfe, pourquoi il s'était 
séparé de lui. Maintenant encore, fidèle à son plan. 



202 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

il lui propose d'aller chercher, vers le sud-ouest, un 
havre où il puissedébarqueren sûreté la poudre, le fer 
et les boulets quisont dans le vaisseau. La Salle répond 
qu'il n'a pas le dessein a de s'affaler davantage vers 
« le couchant, étant sûr d'être passé l'embouchure 
« du Mississipi » ; et il demande à Beaujeu de le 
ramener en arrière, à la baie qu'il a découverte le 6 
janvier ; il lui offre des vivres pour quinze jours, ce 
qui était fort raisonnable ; Beaujeu trouve que c'est 
insuffisant; de plus, il réclame onze quintaux de 
viande, du maïs, du vin, qu'il a, dit-il, prélevé sur 
les vivres destinés à ses matelots pour nourrir les 
soldats. Bref, ses exigences sont telles que La Salle 
se décide à faire débarquer ses hommes du Joly : ils 
marcheront, en suivant le rivage, jusqu'au premier 
grand cours d'eau qu'ils trouveront. La côte est bor- 
dée de lacs salés, véritables parcs à huîtres natu- 
rels; La Salle croit qu'un bras du Mississipi se jette 
dans ces lacs, et il date ses lettres « de l'embouchure 
d'un des bras du fleuve Colbert », ou « de l'embou- 
chure d'une rivière que je crois être une des déchar- 
ges du Mississipi ». Après avoir enfin terminé ses 
comptes avec Beaujeu et perdu là près de trois 
semaines, il donne le signal du départ, le 9 février, 
et, le 13, les trois bâtiments arrivent ensemble à l'en- 
trée d'un chenal large et profond par lequel se 
déverse le trop plein d'un vaste lac, qu'on aperçoit 
par les échancrures des dunes ; sur le bord de ce 
chenal, attendent déjà depuis deux ou troisjours les 
hommes envoyés par terre. C'est là que La Salle 



HISTOIRE DE CAVELTER DE LA SALLE 2o3 

décide de s'établir provisoirement, convaincu que 
c'est dans le lac que se jette le bras le plus occiden- 
tal du Mississipi ; il croit, en effet, n'être qu'à 25 ou 
30 lieues de l'embouchure principale du grand 
tieuve. Ce qui contribue à l'induire en erreur, c'est 
que la latitude est à peu près la même ; mais il se 
trompe de plus de cinq degrés de longitude : il est à 
l'ouest de la baie de Matagorday. 

On fit pratiquer des sondages pour savoir si les 
navires pouvaient entrer dans le chenal, il était 
large et profond ; mais l'accès en était obstrué par 
un vaste banc de sable, sur lequel il n'y avait guère 
par endroits que neuf pieds d'eau à marée basse : 
c'était peut-être tr<3p juste pour le Joly, mais plus 
que suffisant pour la Belle^ qui entra sans difficulté 
et alla mouiller à une demi-lieue de là, par cinq 
brasses de profondeur. Quant à la flûte, qui dépla- 
çait huit pieds et demi d'eau, l'avis unanime fut que, 
avec de la prudence, on pouvait la faire entrer sans 
danger. Cependant La Salle ofïrit à Aigron, s'il 
craignait pour le navire, de faire transporter la car- 
gaison par la Belle. Aigron, qui avait son idée, 
répondit qu'il n'attendait qu'un ordre écrit pour 
entrer. En présence de tant d'assurance, La Salle 
n'hésita plus. Il prit toutes les précautions possi- 
bles, fit sonder de nouveau et planter des bahses, 
pour indiquer la direction à suivre; il fit transbor- 
der sur des chaloupes les huit canons et ce qu'il y 
avait de plus pesant, jusqu'à ce que le navire fût 
jugé par le capitaine lui-même suffisamment allégé; 



204 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

il envoya sur VAimable le pilote de la Belle, qui avait 
déjà fait le voyage et dont Aigron refusa les servi- 
ces, en disant qu'il n'avait besoin du secours de per- 
sonne pour manœuvrer son navire. A toules les 
observations, il répondait qu'il ferait entrer le Joly 
lui-môme, que, d'ailleurs, il avait un ordre écrit de 
La Salle, voulant sans doute dire par là que, quoi 
qu'il arrivât, sa responsabilité était couverte. Le 20, 
il fit dire à La Salle, retenu à terre par la nécessité 
de repousser une incursion des sauvages, qu'il était 
prêt, qu'il n'attendait plus que le signal convenu, un 
grand feu qu'on alluma sur un monticule, à l'heure 
de la haute mer. Dès qu'il aperçut la fumée, Aigron 
appareilla. La Salle, qui observait la manœuvre du 
haut du monticule, ne tarda pas à remarquer que 
le capitaine gouvernait mal » et il ne put s'empê- 
cher d'en faire la réflexion à ses gens. Son inquié- 
tude redoubla, quand il entendit un coup de canon ; 
c'était, en effet, le signal d'une catastrophe : VAima- 
ble venait de s'échouer. Ce naufrage n'était pas le 
résultat d'une simple maladresse, mais d'une abo- 
minable trahison ; non seulement le capitaine ne 
s'était pas guidé sur les balises, mais encore, tan- 
dis qu'un matelot, placé en observation dans la 
hune, criait d'aller au large, lui, commandait d'arri- 
ver. Si même, lorsqu'il avait touché pour la première 
fois, il avait mouillé une ancre, comme le voulait son 
pilote, il aurait pu dégager le navire ; au lieu de 
cela, dit un témoin oculaire, Joutel (1), • pour mieux 

(1) Auteur d'une relation de cette expédition. 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 2o5 

« assurer son naufrage, il avait laissé tomber la 
« grande voile et mis la civadiêre^ afin de mieux 
« arriver t. Et Joutel ajoute : « Suivant le rapport de 
« tous ceux qui étaient sur le dit vaisseau, il n'y en 
<t avait pas un qui ne crût la chose avoir été de 
« dessein prémédité et faite à la main, ce que con- 
« Armèrent les dépositions ultérieures du pilote, 
« ainsi que celles des matelots. » Ce qui contribue 
encore à établir la préméditation, c'est que Aigron 
avait fait transporter sur le Joly ses effets et tout ce 
qui lui appartenait, tout « jusqu'à ses confitures ». 
Quand La Salle se fut convaincu que le navire était 
irrémédiablement perdu, il s'occupa activement de 
sauver le contenu. Ses efforts furent encore contra- 
riés par la mauvaise volonté du capitaine Aigron 
qui, de l'aveu même de Beaujeu, fît tout ce qu'il fal- 
lait pour que la cargaison s'en allât à vau-l'eau. Par 
surcroît de malheur, une violente tempête s'éleva et 
on ne put guère sauver que quelques barils de farine 
et de lard. Presque tout le reste devint la proie des 
flots ou fut gâté par l'eau de mer : le vin, la plus 
grande partie des viandes, les légumes, les ustensi- 
les, les bardes^ les articles d'échange, une grande 
partie du fer et du plomb, quatre pièces de canon, 
les boulets, les grenades, etc. De plus, la chaloupe 
de VAimable^ qui était attachée à la poupe et dans 
laquelle on avait entassé à la hâte toute sorte 
d'objets, fut entraînée à la dérive, par suite de la 
rupture de l'amarre, accident qui parut suspect à 
plusieurs. On la retrouva un mois après, échouée 



aoG HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SAtLE 

au fond d'une crique. La Salle fit rédiger un procès- 
verbal, dans lequel étaient relatées fidèlement les 
circonstances du naufrage de l'Aimable et l'envoya, 
signé de lui et de dix autres témoins, au ministre 
Seignelay. Il y joignit les dépositions des matelots 
de la flûte, qui étaient tous persuadés * que le des- 
« sein de leur capitaine avait été formé depuis long- 
• temps », et une lettre dans laquelle il accusait 
formellement Aigron de trahison. Beaujeu, qui vit 
ces pièces et qui était chargé de les remettre à leur 
destinataire, n'osa prendre la défense de son com- 
plice et se borna à écrire à La Salle que son procès- 
verbal était nul, « pour n'être pas dans les formes, 
« parce qu'il y paraissait et s'était déclaré partie ». Il 
est probable que Seignelay s'attacha plus au fond 
qu'à la forme du procès-verbal, car, après en avoir 
pris connaissance, il envoya l'ordre d'enfermer 
Aigron à la tour de La Rochelle. 

Le 12 mars, Beaujeu mit à la voile pour revenir 
en France ; il pouvait être fier de son œuvre ; il 
laissait La Salle sur une plage inhospitalière, avec 
des hommes décimés par la fièvre et les mala- 
dies, à peu près sans vivres. Comme si cela ne lui 
suffisait pas, il eût voulu même l'y laisser sans 
munitions : sous prétexte qu'il n'était pas dans un 
port, il avait commencé par faire des difficultés pour 
débarquer la poudre et surtout le fer, qu'on ne pou- 
vait avoir, disait-il, a sans déranger les ancres de 
rechange et tout Tarrimage ». Ensuite, il avait gardé 
à fond de cale les boulets et quatre canons, quoi^ 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 207 

qu'ils fussent également destinés à La Salle. Outre le 
capitaine Aigron, il ramena en France Tingénieur 
Minet, dont le devoir était d'accompagner l'expédi- 
tion jusqu'au bout et qui, à son retour, alla tenir 
compagnie au capitaine de V Aimable^ dans la tour de 
La Rochelle. 

Quant à Beaujeu, il ne parait pas avoir été 
inquiété ; peut-être même obtint-il sa pension, bien 
que, en revenant, il eût laissé une galiote espagnole 
s'emparer, sous ses yeux et à la portée de ses ca- 
nons, de sa chaloupe montée par 17 au 18 hommes ! 
C'est que ce grand seigneur était un madré. L'hon- 
nête homme qu'était La Salle et qui ne voulait être 
habile qu'autant que l'habileté pouvait se conciHer 
avec la droiture, fut joué par le courtisan retors et 
sans scrupule. D'ailleurs, aigri par le malheur bien 
plutôt que grisé par l'encens de la cour, ayant tou- 
jours devant les yeux le spectre de la trahison, il 
manquait de plus en plus de cette égalité d'humeur 
si nécessaire à ceux qui sont à la tête de grandes 
entreprises : cet homme, si courageux et si maître 
de lui au milieu des dangers, se montra faible et 
impressionnable dans ses rapports avec le comman- 
dant du Joly ; il ne pouvait lui dire ce qu'il avait sur 
le cœur sans s'emporter ; Beaujeu l'écoutait, un 
sourire ironique au coin des lèvres, et laissait tran- 
quillement passer l'orage ; puis, s'il était embar- 
rassé pour se justifier, il tâchait d'amadouer La 
Salle, protestait de son dévouement et de son admi- 
ration pour lui ; en un mot, il savait si bien le pren- 



20b HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

dre que celui-ci, non seulement était désarmé, mais 
aurait presque fait des excuses à Beaujeu ; ce der- 
nier arrivait toujours, en fin de compte, à se faire 
décerner des témoignages de satisfaction, soit en 
présence de tiers, qu'une certaine modération étudiée 
prévenait en sa faveur, soit par lettres : ainsi, après 
avoir accusé Beaujeu d'avoir causé la perte de la 
caiche, accusation tellement fondée que le gouver- 
neur des îles françaises des Antilles, de Cussy, la 
reprit pour son compte, il se rétracta en quelque sorte 
dans une lettre qu'il écrivit à Beaujeu et dans laquelle 
il imputait « ce malheur » à l'imprudence du capi- 
taine de la caiche. Même au moment de la sépara- 
tion définitive, alors que la mesure était comble, Beau- 
jeau réussit encore à se faire adresser par La Salle des 
lettres approuvant sa conduite, lettres qu'il conserva 
précieusement, pour le cas où la cour lui demande- 
rait compte de ses actes. 



XII 
Derniers voyages et mort de La Salle 

Situation critique. — C.uerre avec les sauvages. — A la recherche 
d'ua emplacement favorable. — Un nouvel établissement. — 
Une petite colonie. — Premier voyage de La Salle à la recher- 
che du Mississipi. —Naufrage deZ.a Belle.— Deuxième voyage. 
— Tentative suprême. — Maladresse de Moranger, neveu de 
La Salle ; sa mort tragique. — Assassinat de La Salle. — Les 
assassins s'enlre-tuent. — Epilogue. — Jugement sur La Salle. 

La situation de La Salle était critique : il avait 
perdu son meilleur navire et sa meilleure chaloupe, 
la plus grande partie de ses vivres, de ses munitions 
et de ses ustensiles. Il restait avec des soldats recru- 
tés naguère par surprise ou par force, affaiblis par 
les maladies contractées au Petit Goave, démora- 
lisés et prêts à la désertion ou à la trahison, avec 
des ouvriers qui ne valaient guère mieux et qui 
étaient seulement bons pour la mangerie, dit Joutel ; 
il avait des canons et point de boulets. Mais « cet 
« intrépide enfant de la mauvaise fortune », comme 
l'appelle Phistorien américain Parkman, ne connut 
jamais le découragement. Sa résolution fut vite prise : 
atteindre le Mississipi à tout prix. Il commença par 
nouer des relations avec les sauvages des environs, 
espérant obtenir d'eux des renseignements utiles ; 
ils avaient des canots creusés dans des troncs d'ar- 
bres, tout à fait semblables à ceux de certaines peu- 

14 



2IO HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALI.E 

pladcs qui habitaient les rives du grand lleuvc ; de 
plus, leurs mœurs rappelaient un peu celles des 
Akansas et des Taensas ; comme eux^ en signe 
d'amitié, après s'être frotté la poitrine avec leurs 
mains, ils caressaient plus ou moins doucement 
celle de leurs hôtes ; comme eux encore, pour 
témoigner leur satisfaction ou leur respect, ils pous- 
saient de petits cris ressemblant à des glousse- 
ments. Malheureusement, ces sauvages, qui appar- 
tenaient à la tribu des Clamcoëts, parlaient une 
langue que ne comprenait point La Salle ; il ne put 
en tirer aucun renseignement ; il voulut au moins 
essayer d'obtenir d'eux quelques canots, dont il avait 
le plus grand besoin. 

Ayant appris qu'ils avaient trouvé des marchan- 
dises, entre autres, des ballots de couvertures pro- 
venant du naufrage de VAimable^ il envoya à leur 
village son neveu, Crevel de Moranger, avec quel- 
ques hommes, en leur recommandant de ne pas 
reprendre brutalement les marchandises, mais de 
négocier pour tâcher d'obtenir descanotsen échange. 
Au lieu de suivre ces sages conseils, Moranger et ses 
compagnons se présentèrent en armes et dans une 
attitude menaçante aux indigènes, qui prirent la 
fuite ; les Français, maîtres du village, non contents 
de reprendre leur bien, firent main basse sur les pel- 
leteries qu'ils trouvèrent et s'emparèrent même de 
quelques canots, dans lesquels ils entassèrent leur 
butin et s'embarquèrent eux-mêmes pouf regagner 
le campement. Mais, surpris en route par la nuit, ils 



HISTOIRE DE CAVELIPZR DE LA SALLE Î2II 

descendirent à terre et se couchèrent. Ce fut là que, 
pendant leur sommeil, ilsfurentsuri)ris parles sauva- 
ges, qui les avaient épiés et suivis; deux d'entre eux 
furent tués, deux autres blessés, dont Moranger ; le 
pis de l'affaire, ce fut que La Salle, déjà aux prises 
avec tant de difficultés, allait encore avoir à soute- 
nir une guerre redoutable avec les sauvages. Juste- 
ment inquiet, il se hâta de faire transporter tout ce 
qu'on avait pu sauver du naufrage dans un lieu 
facile à défendre et là, avec les débris du navire, il 
fit construire un fort entouré de palissades. 

Quand il fut à peu près achevé, La Salle partit 
avec 40 ou 50 hommes et 5 canots à la recherche 
d'un canton propre à la culture, où il pût fonder un 
établissement durable. Il laissait au fort, sous le com- 
mandement de Joutel, le reste de ses hommes, qui 
furent fort éprouvés en son absence : le scorbut et la 
fièvre jaune en firent mourir plusieurs ; l'un de ceux 
à qui il tenait le plus^ nommé Legros, fut mordu par 
un serpent à sonnettes en traversant, pieds nus, un 
marais fangeux et ne put guérir, malgré tous les 
soins dontilfut entouré ; enfin, les sauvages essayè- 
rent, à plusieurs reprises, de surprendre le fort, 
mais sans succès. Au bout de quelques mois, qui 
parurent fort longs, vers le commencement de juin, 
arriva Tordre de La Salle de faire transporter tout 
ce que contenait le fort à l'emplacement qu'il avait 
choisi. Cet emplacement était situé à une vingtaine 
de lieues de là, sur une rivière qui se jetait au nord- 
ouest du lac, ou plutôt de la baie, car, ce qu'ils 



212 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

avaient d'abord pris pour un grand lac n'était qu'un 
enfoncement de la baie de Matagorday, qu'ils nom- 
mèrent baie Saint-Louis ; la rivière, aujourd'hui 
Lavaca^ fut appelée rivière aux Bœufs, à cause des 
nombreux troupeaux de bisons qui erraient dans les 
environs. Le transport put s'effectuer par la Belle^ 
jusqu'à une pointe de terre qui se trouvait à mi-che- 
min à peu prés ; à partir de là ; il fallut recourir aux 
canots, car on craignait qu'il n'y eût plus assez de 
fond pour la frégate. Quand il ne resta plus rien au 
fort. Joutel prit le même chemin que les munitions et 
les marchandises et rejoignit La Salle, dans la 
seconde quinzaine de juillet. Deux de ses hommes 
étaient enchaînés : voulant déserter, ils avaient 
résolu, pour se procurer des fusils et de la poudre, 
de tuer Joutel, qui ne se dessaisissait jamais des 
clés de l'appartement servantde magasin ; ils avaient 
été dénoncés par un de leurs camarades qu'ils 
avaient voulu associer à leur criminelle tentative. 

Le nouvel établissement était déjà commencé, sur 
une hauteur d'où l'on découvrait un panorama ma- 
gnifique, à une lieue et demie environ du fond de la 
baie. Mais, pour les constructions projetées par La 
Salle, il fallait aller chercher le bois dans une petite 
forêt, éloignée de près d'une lieue. Il y conduisit, 
pour abattre et équarrir les arbres, ceux de ses 
ouvriers qui paraissaient avoir le plus d'aptitudes 
pour ce genre de travail; hélas! ils étaient si mala- 
droits et si inexpérimentés que, à chaque instant, il 
était obligé de leur montrer comment s'y prendre; 



HISTOIRE DE CAVKLIER DE LA SALLE 2l3 

de plus, ces hommes, peu habitués au travail ou 
débilités par les maladies et les fièvres, n'offraient 
aucune résistance à la fatigue. 11 en était de même 
pour ceux qui, n'ayant accusé aucune profession, 
avaient été chargés du transport des arbres ; La 
Salle avait beau se prodiguer, se montrer aussi dur 
pour les autres que pour lui-même, l'ouvrage n'a- 
vançait guère, et, pourtant, l'intérêt de tous exigeait 
que l'établissement fût à peu près achevé avant 
l'hiver, qui approchait. Trente hommes étaient déjà 
morts, moins de fatigue d'ailleurs que des suites de 
leur imprudence, ayant abusé, malgré la défense qui 
leur en avait été faite, de fruits malsains, qu'ils trou- 
vaient en abondance dans les bois. La Salle déses- 
péré se décida alors, suivant le conseil de Joutel, à 
faire venir, par eau, les planches et les poutres à 
moitié vermoulues, qui avaient servi à la construc- 
tion du fort de Grand Camp (c'était le nom qu'ils lui 
avaient donné), et dont il fallait bien se contenter, 
faute de mieux. Grâce à ces matériaux, deux mai- 
sons purent être construites assez rapidement : la 
principale était divisée en quatre pièces ; trois de ces 
pièces servaient de logement, la première à La Salle, 
la seconde aux Récollets, la troisième aux officiers ; 
la quatrième devait tenir lieu de magasin. L'autre 
maison ne comprenait que deux appartements, dont 
l'un était réservé aux femmes non mariées. Quant 
aux soldats et aux ouvriers, ils se construisirent des 
cabanes autour des maisons. 

Pendant les voyages que fit La Salle à la recher- 



2t4 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

che du Mississipi, ce fut encore Joutel qu'il chargea 
du commandement : il laissait à sa garde huit canons, 
dont l'un avait été transformé en enclume, 200 fusils, 
autant de sabres ou épées, cent barils de poudre, 
trois mille livres de balles, des caisses d'outils, une 
centaine de haches, etc. Quelques animaux domes- 
tiques avaient été apportés de France : deux verrats 
et des truies, qui se multiplièrent rapidement, un 
bouc et une chèvre, un coq et une poule, etc. Nous 
avons déjà vu qu'il y avait deux ménages, venus de 
France, dont l'un comptait plusieurs enfants : il y en 
eut bientôt un troisième, lorsque le lieutenant Bar- 
bier eut épousé une des jeunes filles ; il y en aurait 
même eu autant qu'il y avait de femmes, si les pers- 
pectives ouvertes sur l'avenir avaient été moins som- 
bres. Malheureusement, la siluation était peu rassu- 
rante ; on était arrivé, il est vrai, à tuer des bisons 
autant qu'on en voulait; on faisait des pêches mira- 
culeuses ; on confiait des semis à la terre ; mais les 
sauvages rôdaient, hostiles, autour de la petite colo- 
nie, et il ne restait plus que 20 barils de farine pour 
attendre une récolte exposée à beaucoup d'aléas. 

Somme toute, si le sort des colons était peu 
enviable, celui des voyageurs l'était encore moins : 
La Salle était parti le dernier jour d'octobre, avec 
l'intention d'explorer le nord et le nord-est de la baie, 
dans l'espoir d'y rencontrer l'embouchure du bras 
occidental du Mississipi. 11 devait longer la côte 
avec cinq canots, tandis que la belle^ qu'il avait rem- 
plie de provisions, se tiendrait au large, de façon à 



HISTOTRK DE CAVELIKR DE LA SALLE Î2l5 

ne pas s'échouer sur les bancs de sable. Comme des 
sauvages se montraient sur le rivage dans une atti- 
tude hostile, il descendit à terre, les poursuivit avec 
la moitié de ses gens et ramena trois femmes pri- 
sonnières ; à son retour, il trouva la plupart de 
ceux qu'il avait laissés auprès des canots sérieu- 
sement malades, et plusieurs moururent sous ses 
yeux ; ils avaient profité de son absence pour man- 
ger de CCS fruits pernicieux qui avaient déjà coûté 
la vie à tant d'autres. De plus, six hommes qu'il 
avait envoyés en canot faire des sondages devant la 
Belle^ étant descendus à terre pour y passer la nuit, 
furent surpris par les sauvages et tués jusqu'au der- 
nier. Ne les voyant pas revenir, La Salle alla à leur 
recherche et trouva les six cadavres sur le rivage. 
Au chagrin que lui causa la mort de ses plus braves 
compagnons, s'ajouta la déception de constater 
qu'aucun cours d'eau important ne se jetait dans la 
baie. 11 résolut alors d'aller chercher le Mississipi 
par terre, en coupant au plus court à travers la langue 
de terre qui s'avance au sud dans le golfe du Mexique. 
Il choisit, pour l'accompagner, les vingt meilleurs de 
ses hommes, qui ne prirent avec eux que le strict 
nécessaire en provisions et en munitions ; il laissa 
les autres, débauchés ou indisciplinés pour la plu- 
part, sur la Bdle^ grave imprudence qu'il ne tardera 
pas à regretter ; il est vrai qu'il ne croyait être 
absent qu'une dizaine de jours ; mais son voyage, 
contrarié par les pluies, dura beaucoup plus long- 
temps : il fit route vers Test-nord-est, sans s'écarter 



2l6 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

de la mer de plus de 40 ou 50 lieues, il franchit plus 
de trente cours d'eau et traversa des pays qui firent 
l'admiration de tous. Joutel prétend qu'il n'atteignit 
pas € sa rivière » : il résulte, au contraire, d'un 
procès-verbal de La Salle lui-même et d'une rela- 
tion de l'abbé Jean Cavelier qu'il atteignit le Missis- 
sipi, vers la mi-février ; il reconnut parfaitement le 
grand fleuve et fit faire sur le bord un petit « réduit 
de piquets ». Il avait eu la bonne fortune de rencon- 
trer en chemin deux des sauvages alliés qui l'accom- 
pagnaient en 1682, lorsqu'il descendit le Mississipi ; 
restés, comme on l'a dit, chez les Akansas avec 
deux autres, ils avaient été faits prisonniers au 
cours d'une excursion et emmenés au village où La 
Salle les rencontra : ils s'y étaient mariés et y 
vivaient heureux ; ils accueillirent leur ancien chef 
avec toutes les démonstrations de la joie la plus 
vive, l'hébergèrent et lui procurèrent des guides, en 
un mot, firent tout ce qu'ils purent pour faciliter son 
voyage, au retour comme à l'aller. La Salle fit sa 
rentrée à l'étabHssement, le 24 mars, avec quelques 
hommes seulement, marcheurs infatigables comme 
lui ; il en repartit aussitôt pour porter des secours 
à ceux qu'il avait laissés en arrière et pour chercher 
la Belle^ qu'il avait été surpris de ne pas apercevoir 
du haut d'une colline d'où l'on découvrait tout le 
fond de la baie. Son but était de s'embarquer dessus 
pour gagner par mer l'embouchure du Mississipi, 
qu'il savait maintenant où trouver. 
Hélas! il comptait sans la fatalité, acharnée à sa 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 21 7 

perte ; il eut beau explorer la baie : point de fré- 
gate ! Qu'était-elle devenue ? On ne le sut qu'un 
mois plus tard, par l'abbé Chefdeville, qui était 
resté dessus : l'eau étant venue à manquer, cinq 
hommes furent envoyés à terre avec la chaloupe : 
on ne revit ni la chaloupe, ni les hommes ; deux 
autres, qui voulurent s'aventurer sur un cajeu, 
espèce de petit radeau, ne reparurent point non 
plus. Le maître de la barque se décida alors à s'ap- 
procher le plus prés possible du rivage, mais étant 
ivre selon son habitude, il échoua la Belle sur un 
banc de sable ; outre l'abbé Chefdeville et lui, qua- 
tre personnes seulement échappèrent au naufrage. 
En cherchant à regagner l'établissement, ils trou- 
vèrent, échoué sur le rivage et à peu près intact, 
un des canots de La Salle, qui s'en était allé na- 
guère à la dérive ; après quelques hésitations, ils 
se décidèrent à s'embarquer sur le frêle esquif, pour 
traverser la baie ; ils rapportaient avec eux une 
partie des effets et des papiers de La Salle (1), les 
seules choses, ou à peu près, qu'on eût pu sauver. 
Cette catastrophe devait avoir pour l'explorateur des 
conséquences plus funestes encore que le naufrage 
de VAimable : elle lui faisait perdre une quinzaine 

(i) Nous ne savon? quels étaient ces papiers ni s'ils furent rap- 
portés en France. Toujours est-il qu'il ne nous reste de La Salle 
que plusieurs lettres, dont quelques-unes, fort longues, sont de 
véritables relations de ses voyages, et deux caries, l'une, de la 
presqu'île de Katarokouy etdes environs, l'aulre, de la Louisiane : 
cette dernière est la première carte à peu près complète qui ait 
été faite de l'Amérique septentrionale. 



ai8 HisTomiî de oavklier de la salle 

d'hommes, une bonne partie des ressources de toute 
nature qui lui restaient ; elle lui ôtait tout espoir de 
gagner par mer le Mississipi et de se ravitailler à 
Saint-Domingue. Il est vrai qu'il avait été bien 
imprudent, surtout après avoir eu à déplorer tant 
de malheurs arrivés par la faute des autres, de lais- 
ser son petit navire chargé, dans des parages dan- 
gereux surtout en hiver, à la garde d'hommes qui 
manquaient d'expérience et de conduite. 

La Salle n'apprit ces détails qu'au retour d'un 
second voyage : ayant acquis la certitude que la fîe//e 
était perdue, il avait aussitôt changé ses plans, bien 
décidé à lutter jusqu^au bout contre la mauvaise for- 
tune : puisqu'il lui était désormais impossible de 
gagner le Mississi[)i par mer, il fallait à tout prix 
l'atteindre par terre, pour pouvoir communiquer au 
plus tôt avec le fort Saint-Louis des Illinois. Donc, 
dés le 28 avril, quelques jours avant le retour de 
Chefdeville et des autres naufragés, il était reparti 
avec 20 hommes ; ils emportaient chacun deux 
livres de poudre, une livre de plomb, cinq livres de 
farine, deux douzaines de couteaux, des alênes et 
autres objets semblables, fort recherchés des sauva- 
ges. Cette fois, il fit route vers le nord-nord-est ; les 
voyageurs suivaient, quand ils étaient assez heu- 
reux pour en trouver, des sentiers de bisons ; mais, 
souvent, ils étaient obligés de se frayer, à coups de 
hache, un passage à travers des forêts inextrica- 
bles ; à chaque instant, ils étaient arrêtés par des 
cours d'eau larges et profonds, parfois débordés. 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 9 10 

qu'il fallait traverser, soit à la nage, soit dans des 
canots de peaux ou sur des radeaux improvisés ; 
ils franchirent ainsi la rivière aux Cannes^ voisine de 
la rivière aux Bœufs, et qui se jette, un peu plus à 
l'est, dans la même baie; une autre rivière, a large 
comme la Seine devant Rouen », sans doute le Colora- 
do, où périt un des compagnons de La Salle, entraîné 
au fond par un crocodile, et àlaquelle ils donnèrent le 
nom significatif de la Maligne ; puis une troisième 
qu'ils nommèrent la Dure, et qui était probablement 
un des affluents de droite du Rio Bravos ; enfin, ce 
fleuve lui-même, qui fut appelé par eux rivière aux 
Canots, parce qu'ils le traversèrent dans des canots 
de peaux, et aussi rivière des Malheurs, pour diver- 
ses raisons, entre autres, parce que La Salle avait 
failli s'y noyer lors de son précédent voyage. Ils 
arrivèrent enfin chez les Cenis, sur le cours supé- 
rieur de la Trinité, conclurent un traité d'alliance 
avec eux et, de là, poussèrent jusque chez les Asso- 
nis, sur la rivière Rouge. Là, La Salle tomba ma- 
lade de nouveau. Quand il revint à la santé, il eut la 
douleur de constater que sa petite troupe était 
réduite à huit hommes. Des douze qui manquaient 
à l'appel, les uns, à qui il avait permis d'aller 
faire la traite dans les villages voisins, s'étaient 
égarés, peut-être volontairement ; les autres avaient 
été tués par les sauvages, ou plutôt avaient déserté, 
séduits par les mœurs voluptueuses et la vie facile 
des indigènes. 11 dut revenir sur ses pas : il ramena 
cinq chevaux, achetés pour des haches à une tribu 



220 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLK 

voisine : douze hommes en moins, cinq chevaux en 
plus, tels étaient les résultats d'un pénible et péril- 
leux voyage de dix mois. 

La Salle se prépara à un suprême effort ; l'heure 
n'était plus aux entreprises belliqueuses ni aux pro- 
jets grandioses : il fallait songer au salut. Bien que 
son dernier voyage n'eût pas abouti, il savait néan- 
moins que, lorsqu'il avait été arrêté par la maladie, 
il se trouvait sur un affluent du IMississipi ; en sui- 
vant le même chemin, il était donc sûr d'atteindre 
le grand fleuve ; l'abbé Jean Cavelier le remonte- 
rait, pour se rendre au Canada et de là en France, 
afin de chercher des secours ; en passant par le fort 
Saint-Louis des Illinois, il demanderait à Tonty 
l'argent nécessaire pour les frais du voyage. Quant 
à lui, il se proposait de revenir à la baie, ne voulant 
pas abandonner les colons. Il fut forcé d'ajourner 
son départ par une nouvelle maladie, retour offen- 
sif, provoqué par la fatigue et le surmenage, d'une 
hernie qu'il avait eue dans sa jeunesse ; un moment, 
on craignit pour sa vie ; mais il était écrit que La 
Salle ne mourrait pas de maladie ; au commence- 
ment de 1687, il était sur pied et, bien que faible 
encore, prêt à se remettre en route. Comme Joutel, 
cette fois, devait être du voyage, ce fut le lieutenant 
Barbier, nouvellement marié, qui fut désigné pour 
le remplacer ; avec lui restaient une vingtaine 
de personnes, en comptant les femmes. La Salle 
emmenait seize hommes ; la séparation eut lieu le 
12 janvier, après des adieux touchants, car, de part 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 221 

et d'autre, on craignait de ne plus se revoir ; les 
voyageurs prirent la même direction que l'année 
précédente ; les chevaux rendaient de grands servi- 
ces, quoique l'abbé Cavclier les eût fait charger de 
dix vêtements à lui appartenant. On cheminait len- 
tement, par des sentiers de bisons, rencontrant ça 
et là des sauvages isolés ou on troupes, que La 
Salle traita avec beaucoup de bienveillance, afin de 
les rendre favorables aux colons de la baie. On 
revit successivement la rivière aux Cannes, «la Mali- 
gne, la Dure, la rivière aux Canots, etc. 

Vers la mi-mars, La Salle se trouvait sur le terri- 
toire des Cenis, à peu de distance de la rivière 
Rouge. Il se rappela que, à deux lieues de là, il 
avait caché du blé d'Inde, lors de son précédent 
voyage ; il l'envoya chercher par sept ou huit hom- 
mes, parmi lesquels le chirurgien Liétaud, un 
nommé Duhaut, le Chaouanon, etc. Ils trouvèrent le 
maïs complètement pourri et jugèrent inutile de le 
rapporter ; mais, comme ils s'en revenaient, Nica, 
excellent chasseur, tua deux bisons ; un homme 
alla en porter la nouvelle à La Salie, qui, le lende- 
main matin, 17 mars, envoya Moranger et deux ou 
trois autres, avec des chevaux, chercher la viande. 
En arrivant, Moranger, celui-là même qui, par sa 
maladresse, avait déjà attiré aux Français l'hostilité 
des indigènes, aperçut Duhaut et ses compagnons 
qui, après avoir dépecé les bisons, étaient en train 
de faire griller les os à moelle et « autres issues » 
pour les manger entre eux : c'était, paraît-il, la cou- 



222 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

tume. Au lieu de les laisser faire, Moranger leur 
arracha brutalement ces victuailles en les invecti- 
vant : sa mort fat aussitôt résolue par Duhaut, qui 
avait depuis longtemps des griefs contre lui, et par 
le chirurgien, qui l'avait jadis soigné avec beaucoup 
de dévouement et s'en voyait si mal récompensé ; 
trois de leurs camarades tirent cause commune avec 
eux. Ils attendirent la nuit pour perpétrer leur atten- 
tat ; pendant son sommeil, Moranger fut tué net 
d'un coup de hache par le chirurgien lui-même ; un 
domestique dévoué de La Salle et le fidèle Chaoua- 
non Nica subirent le même sort : leur unique tort 
était d'être trop attachés à leur maître. 

Ce triple assassinat devait fatalement en entraîner 
au moins un quatrième : étonné de ne voir revenir 
ni son neveu Moranger, ni aucun des autres, La 
Salle avait passé la journée du 18 dans l'inquiétude ; 
il était en proie à de tristes pressentiments ; il 
demanda même à Joutel s'il n'avait point entendu 
« machiner quelque chose contre lui b. Le 19, de 
grand matin, il partit avec le père Douay à la 
recherche de ses hommes ; il était armé d'un fu- 
sil et d'un pistolet ; après avoir marché assez 
longtemps, ils aperçurent une troupe d'aigles qui 
planaient dans les airs ; ils en conclurent que l'en- 
droit où les bisons avaient été tués et dépecés était 
peu éloigné. La Salie tira un coup de fusil, espérant 
qu'on y répondrait. Ce coup de fusil signala sa pré- 
sence aux conjurés ; ils se mirent en embuscade 
dans les hautes herbes et bientôt ils l'aperçurent qui 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 223 

vouait droit à eux, sans prendre garde, sans même 
avoir rechargé son arme. Presque à bout portant, 
Duhaut lui envoya une balle en pleine tête ; La 
Salle tomba sans pousser un cri. Ses meurtriers 
insultèrent à son cadavre, qu'ils dépouillèrent et traî- 
nèrent entièrement nu dans les halliers^ où il servit 
de pâture aux oiseaux de proie et aux loups. 

Les assassins et leurs complices, après avoir fait 
grâce de la vie au père Anastase Douay, qui trem- 
blait de pçur, rejoignirent Joutel et les quelques 
hommes restés avec lui, et s'érigèrent en maîtres. 
Joutel et l'abbé Cavelier, impuissants à les punir et 
comprenant l'inutilité des reproches, se résignèrent 
à les suivre. La petite troupe continua sa route vers 
la rivière Rouge, pour gagner le Mississipi et le fort 
Saint-Louis. Mais bientôt un des conjurés, nommé 
James, anglais d'origine, ayant rencontré quelques- 
uns des déserteurs de l'année précédente qui lui 
avaient fait un tableau séduisant de la vie facile et 
voluptueuse des Cenis, manifesta l'intention de res- 
ter avec eux et demanda à Duhaut et au chirurgien 
de lui remettre sa part des dépouilles de La Salle. 
Sur leur refus, il les étendit raide morts de deux 
coups de pistolet, puis il se retira chez les sauvages; 
son exemple fut suivi par quelques autres ; un autre 
entin se noya en passant une rivière ; seuls, Joutel, 
l'abbé Cavelier, le père Anastase Douay et deux 
autres purent atteindre le Canada, après avoir été 
secourus et fêtés par les Akansas, les Illinois et les 
Chaouanons, en souvenir de La Salle, dont la mé- 



224 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

moire était restée chère à tous ces peuples et dont 
on avait jugé à propos de leur cacher la mort ; on la 
cacha même à Tonty, qui commandait toujours le fort 
Saint-Louis des Illinois, et au gouverneur du Canada; 
ce fut Seignelay qui apprit le premier la triste nou- 
velle, de la bouche de l'abbé Jean Cavelier. 

Cette discrétion excessive causa la perte des 
colons de la baie Saint-Louis : Tonty, qui venait de 
faire un voyage au golfe du Mexique pour chercher 
La Salle, aurait sans doute pu les secourir, s'il avait 
été prévenu à temps. Abandonnée à elle-même, la 
petite colonie ne put résister longtempsaux sauvages, 
qui tuèrent les hommes et même les femmes ; ils 
n'épargnèrent que les enfants, qui tombèrent plus 
tard entre les mains des Espagnols du Mexique, 
ainsi que les Français restés chez les Cenis. 

Ainsi périt, à l'âge de 43 ans, le héros de la Loui- 
siane, l'une des plus remarquables figures de ce 
xvn« siècle, pourtant si fécond en grands hommes. 
Il eut des défauts, on ne saurait le nier; lui-même 
les a reconnus dans une page d'une naïveté char- 
mante : « Si je manque, disait-il, d'ouverture ou de 
« caresses pour ceux que je fréquente, c'est unique- 
« ment par une timidité qui m'est naturelle et qui 
« m'a fait quitter plusieurs emplois où j'aurais pu 
a réussir sans cela, mais auxquels me jugeant moi- 
« même peu propre à cause de ce défaut, j'ai choisi 
« une vie approchante à mon humeur solitaire, qui 
n'a pourtant rien de rude pour mes gens, quoique 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 225 

« jointe au séjour avec les sauvages, elle me rende 
« peut-être moins poli et moins complaisant que l'air 
« de Paris ne le demande. Je crois bien qu'il y a de 
« Pamour-propre de mêlé... » La Salle ne se trom- 
pait pas, il y avait en lui de Pamour-propre ou, plus 
exactement, de l'orgueil : c'est cet orgueil, autant 
que sa timidité, qui le poussa à se soustraire à la 
règle des Jésuites d'abord, à la tutelle des Sulpiciens 
■ensuite ; il n'était pas fait pour obéir, mais pour com- 
mander ; il voulait être le maître et exercer l'autorité 
sans partage et presque sans contrôle. Dominé par 
ce sentiment, il chercha, comme on dit, à faire grand 
et perdit trop de vue la modicité de ses ressources ; 
déplus, ses premiers succès lui inspirèrent une con- 
fiance exagérée en son étoile, d'où vint peut-être 
qu'il manqua souvent de prudence et de circonspec- 
tion. S'il faut en croire les moralistes, la timidité et 
l'orgueil font assez bon ménage ensemble et engen- 
drent l'inégalité d'humeur : ce fut, ainsi que nous 
Pavons vu, un autre défaut de La Salle, au moins 
dans les dernières années de sa vie. 

Mais nul n'eut à un plus haut degré que lui les 
qualités qui font la vraie grandeur d'âme : indépen- 
dance de caractère, dignité dans la vie privée, fran- 
chise, dédain profond pour tout ce qui attire les âmes 
vulgaires, et surtout pourPargent ; il mit son ambi- 
tion, non pas à devenir plus riche que les autres, 
mais à mieux servir son pays et à acquérir plus de 
gloire. Dans la poursuite de ce double but, il fut 
admirablement servi par un jugement sur, un esprit 



3526 HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE 

vif et une facilité d'assimilation qui lui permit, eu 
peu de temps, d'apprendre sept ou huit langues de 
sauvages et de s'initier aux arts et aux métiers les 
plus variés, par une humeur aventureuse , qui rap- 
pelait celle de ses ancêtres, les rois de la mer, par 
une énergie morale, qui n'avait d'égale que son éner- 
gie physique, par un courage qui n'a jamais été sur- 
passé. Grâce au prestige de ces qualités, joint au 
prestige de la force et de la beauté, — car il était 
taillé en géant et avait le visage expressif et bien 
fait — il a subjugué, plutôt qu'il n'a vaincu, il a fas- 
ciné les sauvages! Il n'a pas, comme les Cortez et 
les Pizarre, laissé derrière lui une longue traînée de 
sang, et c'est probablement, chose triste à dire, ce 
quianui à sa célébrité. Et pourtant, ii aurait plus fait 
pour la France qu'aucun des conquistadores espagnols 
n'afaitpour sapatrie,s'il avait étésoutenu par son sou- 
verain, si seulement une habile politique avait su 
recueillir les fruits de sa lutte de vingt années contre 
la nature et la barbarie. Mais il a fait plus qu'eux 
pour la civilisation, à laquelle il a ouvert l'immense 
vallée du Mississipi, devenue un des foyers les plus 
actifs et les plus brillants de la science et de l'indus- 
trie ; nous serions en droit de dire à la grande répu- 
bhque américaine, désormais appelée à jouer un 
rôle si important dans la politique internationale : 
« Ce n'est pas seulement votre indépendance, ache- 

• tée du meilleur de notre sang, que vous nous 

• devez ; c'est la plus belle et la plus riche partie de 
« votre patrie elle-même ; nous n'avons pas seule- 



HISTOIRE DE CAVELIER DE LA SALLE a2J 

i ment donné à votre peuple la liberté politique, il 
t nous doit jusqu'au berceau où il a grandi !... > Il 
est vrai qu'ils pourraient nous répondre : « Français, 
« nous nous en souvenons au moins aussi bien que 
€ vous : nous avons donné le nom de La Salle à une 
I de nos villes ; nous pourrions vous montrer des 
• statues de ce grand découvreur, et son portrait fait 
fl bonne figure au capitole de Washington, à côté 
€ de celui de Christophe Colomb ! » 



FIN 



ADDENDA 



L'auteur s'est surtout servi, pour écrire cette histo'ire, 
de documents contemporains de La Salle, tels que lettres, 
relations, mémoires, actes officiels, etc. Ces documents, 
d'une authenticité indiscutable, ont été réunis par M. P. 
Margry dans son ouvrage intitulé : Mémoires et doeu- 
ments pour servir à Vhistoire des Origines françaises 
des pays d'outre-mer. Paris, 1879-88, 6 vol. gr. in-8°. 
Maisonneuve, éditeur. 

De plus, il a consulté, entre autres ouvrages : 

Histoire de la colonie française en Canada, par l'abbé 
Faillon. J. Lecofïre, éditeur. 

Caçelier de La Salle de Rouen, par G. Gravier. Paris, 
1871. Maisonneuve, éditeur. 

Nouvelle étude sur Caçelier de La Salle. Conférence à 
la Société libre d'émulation, etc., par G. Gravier, i885. 
Maisonneuve, éditeur. 

P. G. 



Arcis-sur-Aube. — Imprimerie Léon Frémokt, place de la Halle. 



=J 



HISTOIRE 



DE 



GJlVEIilEIl DE L|l SJlLIîE 



EXPLORATION ET CONQUETE 



BASSIN DU MISSISSIPI 

D'après les Lettres de La Salle, 

les Relations présentées à Louis XIV en son nom. les Relations 

de plusieurs de ses compagnons de voyage 

les Actes ofllclels et autres Documents contemporains 



[PAR 



P. CHESNEL 

Professeur Agrégé de l'Université 




PARIS 

Cibratric î)c*î cinq pariied hu Miont^e 

J M AISONNEUV]Er ÉDITEUR 

.?, Rue du Sabbi, PARIS (Vl^f- 
'^ 1901 



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OF THE 

UNIVERSITY OF ILLINOIS 



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^rîi 



JEAN KiilSONNEUYE 4 FILS 



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3, m K DU SABOT, 3 
PAIUS CVIe) J 



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de la collection de M. E. Goupil, ancienne collection Aubin. Manuscrits ^figuratifs et 
autres sur papier indigène d'agave mexicana et sur papier européen, antérieurs et posté- 
rieurs à la conquête du Mexique, xvi« siècle. Avec une introduction de M. E. Goupil et 
une lettre-préface de M. Auguste Génin. Paris, 1891,2 vol. gr. in-8» brocliés. avec 
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antérieurs à Chr. Colomb, écrite sur des documents originaux et entièrement inédits, 
puisés aux anciennes archives des indigènes. Paris, 1857-58, 4 vol. gr. in-8°. br., 
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— S'il existe des sour$es de l'histoire primitive du Mexique' dans les monuments ésrypliens, 
et de l'histoire primitive de l'ancien monde dans les monuments américains ? /'am, 
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cain. La fin de l'àgo de pierre. Epoque glacière temporaire. Commencement de l'âge 
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Cartier (le capitaine Jacques). Relation originale du voyage iait en 1534 par le capi- 
taine Jacques Cartier aux Terres Neuves de Canada, Norembergue, Labrador et pays 
adjacents, dite Nouvelle-France, publiée par M. Michela>*t. Avec description du manoir 
dej. Cartier et \we deuxième série de documents inédits sur le Canada, publ. par A. 
Raué. Paris^ 1867, pet. .in^», br., avec cinq gravures sur bois. Papier vergé. 15 fr. 

— Discours du 'voyage fait (en 1534) par le capitaine Jacques Cartier aux Terres Neuves 
du Canada, Norembergue, Hochelage. Labrador et pays adjacents, dite Nouvelle-France. 
Publié par H. Miohklant. — Documents inédits sur Jacques Cartier et le Canada, com- 
muniqués par A. Ramé. Avec 2 grandes cartes. Paris, 1865, pet. in-8», br., 14, vii-71 
et 53 pages. Papier vergé 15 fr. 

— Le même ouvrage. Paris, 1865, pet. in-8°, br. Papier Whatmann 20 fr! 

— Bref récit et succincte narration de la navigation faite en 1535 et 1536 par' le capi- 
taine Jacques Cartier aux îles de Canada, Hocbolaga, Saguenay et autres. Réimpres- 
sion figurée de l'édition originale rarissime de 1545, avec les variantes des manuscrits de 
la Bibliothèque impériale. Précédée dune brève et succincte introduction historique par 
M. D'AvEZAC. Paris, 1863, pet. in-S», br. Papier vélin 15 fr. 

Gbamplain. Carte de la Nouvelle-France, augmentée depuis la dernière, seruant à la 
nauigation faicte en son vray méridien, par le S"' de Champlaim. Paris, 1632, 2 feuilles 
in-folio atlantique. (Fac-similé.) 40 fr. 

— Carte géographique de la Nouvelle Franco faicte par le sievr de Champlain saincton- 
geois, capitaine ordinaire povr le Roy en la Marine, faict leu 1612. Dauil Pelletier 
fecit {Paris, 1878), 2 feuilles in-folio (fac-similé). 40 fr. 

— Mémoire à la requête de Chamolain pour la continuation du payement de sa pension, 
publiée par G. Marcel. Paris, 1886, pet. in-S", br., 29 pases 5 fr. 

— Le même tirage in-4», à 15 exemplaires sur papier vélin ancien 12 fr. 

Colomb (Christophe). Caria de Cristobal Colon enviada de Lisboa a Barcelona en 

marzo de 1493. Nueva edicion critica : conteniend? las variantes de les differ.-ntes textes, 
juicio sobre estos rellexiones tendentes a monstrar aquien la carta fue escrita, y varias 
otras noticias, pour Varnhagen. Viena. 1869, pet. in-8°, cart., xxxv-51 pages. ' 18 fr. 

— International des Américani«tes, 1875-76, 1" session tenue à Nancy. Paris, 1876, 
2 vol. in-8", br.. chacun de près de 500 pa.:;es, avec cartes, plans, etc." 25 fr. 

— International des Américanistes. Compte-rendu de la seconde session (Luxembourg, 
1877). Paris, 1878, 2 vol. in-8», br 25 fr. 

— International des Américanistes. Compte-iendu do la 3« session. Bruxelles, 1879, 
2 beaux volumes in-8°, brochés, de 679 et 835 pages (nombr. planches et cartes), 
accompagnés d'un Atlas petit in-folio de 40 planches, en couleurs . . 25 fr. 

Gaffarel (Paul). Hi.«toire du Brésil français au xvi» sièele. Paris, 1878, in-8», br., 
512 pages et 3 cartes 8 fr. 

Cayangoa (Don Pascual de). Cartas y relaciones de Hernan Cobtés al Emperador 
Carlos V Colegidas y illustradas. Paris, 1866, in-8», br., de li-575 pages 20 fr. 



Gravier (G.). Vio de Samuel Cliamplain, fondateur de la Nouvelle-France (1567-1635). 
Un vol. petit in S», br., de xxvi-o73 pages, avec un portrait et un fac-similé rfè la 
carte.de Cbamplain de 1015 ." 20 fr. 

— Découverte de l'Amérique par les Normands au x' siècle. Paris, 1873, pet. in-i", br., 
xxxu-250 pasTe*, 3 carte» 7 fr. 50 

— Elude sur une carte inconnue : la première dressée par Lolis Jouet, en 1674, n^iff/i 
son exploration du Misfissipi avec le P. Jacques Marquette en 1673. '^aris, 1880, pet. 
in-^», br. , lac-simile colorié Je la carte 5 fr. 

— Les .Normands sur la route des Indes. Rouen, 1880, pet. in-l". br ^. '•'• 

— Allocution faite a la Société de géographie sur la 2" session du Congrès des Amërvpa- 
nistes. Paris, 1877, pet. in-4"> br ^ .^'"- 

— Recherches sur les navigations euiopèennes faites au moj en-âge aux côtes occiden- 
tale* d'Afrique, en dehors des navigations portugaises du xvi" siècle. Paris, 1878, 
in-8», br 3 fr. 50 

— Découverte et établissements de Cavklier de la Salle de Rouen, dans l'Amériqu^ du 
Nord (Lacs Ootaiio. Erie, lluron, Michigan, Texas, Vallées de l'Ohio et du Missi-slpi). 
Paris, 1870, un beau vol. gr. in-S", br., planches et cartes 15 fr. 

— Cavelier de la Salle de Rouen. Paris, 1871, irr. in-S", br., portrait 4 fr 

— Nouvelle étude sur Cavelier de la Salle. Rouen, 1885, br 5 fr. 

— Notice sur Jean Vauquelin de Dieppe (le héros de Louisbourg et de la Pointe aux 
Trembles), lieutenant de vaisseau (1727-1764), d'apr. Faucher-de-Saint- Maurice. 
Rouen. 188.5, in-4°, br 3 fr. 

— Les voyages de Giovanhi Verbazano sur les côtes d'Amérique avec des marins nor- 
mands, pour le compte du Roi de France eu 1524-1528. Rouen, 1898, in-8°, br. 2 fr. 

— Les anciens normands ciiei eux et eu France, ifoaen, 1898, in-8'>, br .;. 3 fr. 

— Auiiuslin Beaulieu, naviirateur Roueuuais, 1589-1637. Rouen, 1897, in-S", broché. 

2 fr. 50 

Carte des grands lacs de l'Amérique du Nord dressée en 1670 par Bréham de Gallinée, 

Missionnaire Sulpicien. Rouen. 1895. in-8» br., 27 pages, 1 carte 3 fr. 

— Voyage d'exploration de B. Capkllo et R. Ivkns en 1867-1879 dans l'Afrique sud- 
occidentale. Traduit et abrégé du Portuirais. Rouen, 1881, in-S", br 3 fr. 

— Congrès international de géographie. Venise. 15-22 septembre 1881. — Rapport à la 
Société normande de géographie. Rouen, 1882, in-8», br 2 fr. 50 

— Notice nécrologique sur Kael Wkvprkchi, Découvreur de la Terre François-Joseph. 
Rouen, 1882, in-8», br .^ 2 fç. 

— Un village normand sous l'ancien régime. Paris, 1886, in-8», br ... 3 fr. 50 

llachard (Madeleine). Relation du voyage des Dames Ursulines de Rouen à la Nou- 
velle-Orléans, parties de France le 22" février 1727'set arrivées à la Louisiane 1è'23 
juillet de la même année. Nouvelle èdil. accompagnée d'une introduction et de notes 
par G. Gravibb. Paris, 1872, petit in-4», papier de Hollande, Liv-122 pages. . 35f». 

Histoire de la Nation mexicaine, depuis le départ d'.Aztlan jusqu'à l'arrivée des conqué- 
rants espagnols (et au delà de 1607). Manuscrit lignratif, accompagné de texte en langue 
nahuati ou mexicaine, suivi d'une traduction en français par feu J. M. A. Au.Bis.Re- 

Ïroduction du Codex de 1576 appartenant à la collection de M. Kugèno Goupil. Paris, 
893, petit in-8» carré, fig. et pi. en couleur, broché 15 fr. 

Publié par Eugène Boban. 
Leelerc ((^h.). Bibliotheca Americana. Catalogue raisonné d'une très précieuse collec- 
tion de livres anciens et modernes sur l'Amérique et les Philippines, cla.'»«és- par ot-dre 
alpliabétique de noms d'auteurs. Paris, 1867, in-S", br • . . '^ '•"• 

— Bibliotheca Americana. Histoire. Géographie, Voyages Archéologie et Linguistique 
«les lieux Amériques et des îles Philippines. Paris, 1878, un beau vol. Jù-8», br., de 
Vx-737 pages avec un Index alphabétique des noms des auteurs ,. 15 fr. 

— Bibliotheca Americana. Suppléukmt N»» 1 et 2. Paris, 1881-87, 2 parties in-8°. br. 

6 fr. 

LescarbOt (.Marc). Histoire de la Nouvelle-France, contenant les navigations, ,d,^eou- 
•vertes et habitations faite» par les Français aux Indes Occiaentales et Nouvelle-France. 
Avec les Muses de la Nouvelle- France. Par Marc Lescarbot. Nouvelle édition. Paris, 

1866,3vol. pet. in-8», br., xx-958 pages, avec 4 cartes, papier vélin 30 fr. 

Réimpression de l'édition très rare de 1612. 
Marcel (Gabriel). Factum du procè» entre Jean de Biencourt, sieur de Poutrlncovtt'*! 
les PP. Biard et Massé, jésuites (1614). Publié avec une introduction par G. Marcel. 
Paris, 1887, io-4», br., xix-91 pages. Tiré a 80 exemplaires numérotés sur papier vergé. 

20 fr. 

— Cartographie de la Nouvelle-France. Supplément à l'ouvrage de M. Barrisse, publié 
avec des documents inédits. Paris, 1885, in-8», br., 41 pages, papier vergé 3 fr. 

114 naioéros qui ne figurent pas ou qui sont mal décrits dans les Notes sur la 
Nouvelle-France. 




— Mémoire en requête de Chauplain pour la continuation du paiement de sa pen'ion. 
Paris, 1886. ie-i2 br., 29 pages. Papier ffe Hollande 5 fr. 

Trié à 150 exemplaires numérotés et parapliés. 

— Le même ouvrase sur papier vélin ancien ) 2 fr. 

Tiré à 15 exemplaires numérotés et paraphés. 

Margry (P.). Les Navigations françaises et la révolution maritime du xiv" au xvi« siècle, 
d'après les documents inédits tirés de France, d'Angleterre. d'Espagne et d'Italie. 
Paris, 1867, pet. in-8", br. , papier vélin, 4415 pasres et 2 planclies 10 fr. 

— Mémoires kt Documents pour servir a l'histoire des Origines françaises des pats 
d'outrb-mer. — Découvertes et Etablissements des Français dans l'ouest et dans le sud 
de l'Amérique septentrionale (1614-1754). Mémoires originaux et inédits recueillis par 
PiKBRK Marort. Paris, 1879-88, 6 volumes gr. in-8" Jésus avec cartes et portraits. 

105 fr. 
Les tomes IV, V, VI, se vendent séparément, chaque volume 20 fr. 

— Le même ouvrage, tiré sur papier vergi' de Hollande (25 exempl. seulement sur ce 
papier : portraits avant la lettre) 150 fr. 

Tome I. Voyage des Françai* sur les grands lacs. Découverte de l'Ohio et du 
Mississipi (1614-1684). 618 pages, portrait de Caveller de la Salle, par Waltner. 

Tome II. Lettres de Cavelier de la Salle et correspondance relative à ses entre- 
prises, 617 pages et carte. 

Tome m. Recherches des Bouches du Mississipi et voyage de l'abbé Jean Cave- 
lier à travers le continent, depuis les côtes du Texas jusqu'à Québec (1669- 

1678), 556 pages, carie. 

Tome IV. Découverte par mer des Bouches du Mississipi et Etablissements de 
Lemoyno d'iberville sur le srolfe du Mexique (1694-1703), lxxu-653 pages, por- 
trait d'Iberville par Laguillermie. 

Tome V. Première formation d'une chaîne de poste entre le fleuve Saint- Laurent 
et le golfe du Mexique (1683-1724), clx-697 pages et une planche de fac- 
similés des signatures de 38 chefs indif-ns. 

Tome VI. Exploration des affluents du Mississipi et découverte des Montagnes 
rocheuses (1679-1754), xix-759 pages et portrait de Lemoyne de Bienville par 
LagiiilleiTtiie. 

Peclor (D.). Notes sur l'américanisme. Quelques-unes de ses lacunes en 1900. Préface du 
D"- E.-T. hAMT. Paris, 1900. Un vol. in-8» broché, de vi-242 pages 20 fr. 

Penaflel (Antonio'''. Memoria sobre las aguas potables de la capitale de Mexico. J/eiiCO, 
1884, in-4'>, vii-218 pages et 8 pi 5 fr. 

PetitOt (E.). Traditions indiennes dn Canada Nord-Ouest. Paris, 1886, pet. in-S" écu, 

de xviii-521 pages, cart. et non rogné 5 fr. 

Tome X.XIIl de la collection des Littératures populaires de toutes les A'ations. 

Safifard (le Père Gabriel). Histoire du Canada et voyage que les Frères mineurs Recol- 
lets y ont fait la conuersion des infidèles, diuisez en quatre liures, on est amplement 
traicté des choses principales arriuees dans le pays depuis 1615 jusqu'à la prise qui en a 
esté faicte par les Anglois ; avec un Dictionnaire de la langue huronne. Nouvelle 
édition, avec une notice sur Gabriel Sagard Théodat, par E. Chevaliir. Paris, 1864- 

1806, 4 vol. pet. in-S" brochés, papier vélin, 1090 pages 30 fr. 

Réimpression de l'édition raris.-ime de 1636. 

— Le Grand Voyage du pays des Hurons situé en l'Amérique vers la mer Douce les der- 
niers confins de la Nouvelle-France dite Canada, par Gabriel Sagard Tliéodat. Avec un 
dictionnaire de la lancrue huronne. Paris, 1865, 2 vol. pet. in-S", front, gravé, papier 

vélin, br., x.xv-268 et 152 pages 15 fr. 

Réimpression faite par les soins de E. Chevalikb. 

Thevel (A.). Les singularitez de la France antarctique (Brésil). Nouvelle édition, avec 
des notes et commentaire, par Paul Gaffahei,. Paris, 1878, petit in-S", de Lxn-459 

pages, avec ligures sur bois, papier vergé 10 fr. 

Réimpression de l'édition dç 1558. 

.Wiener (Ch.). Essai sur les institutions politiques, religieuses, économiques et sociales 
de l'empire des Incas. Paris, 1874, in-4'> br., 104 pages et 5 pi 6 fr. 



Areis-aur-Aub». — T^. Frémont 



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s'»